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L’avenir afghan se joue plus que jamais à Islamabad

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« Le Pakistan travaille depuis des décennies à maintenir un Afghanistan éclaté, affaibli, déchiré par des actes sectaires », explique Michael Barry, enseignant au département des études Proche-Orientales de l’Université de Princeton, à New York. (Crédit Photo : Shutterstock)

 

Les Afghans sont appelés à se rendre aux urnes samedi 5 avril pour élire le successeur du président Hamid Karzaï, installé à la tête de l’Etat par les Américains en 2001.

Le président afghan quitte le pouvoir après avoir refusé obstinément ces dernières semaines de signer l’accord bilatéral de sécurité (BSA), qui définira les modalités d’une présence militaire américaine après que les 75 000 soldats de l’Otan seront partis, fin 2014.

Un tel départ non encadré ouvrirait une période de graves turbulences. Déjà, les talibans, revigorés, multiplient depuis des semaines les actes de violences pour dissuader les électeurs de voter. Prudents, les investisseurs, eux, ont déjà réduit leurs activités dans le pays.

Cette période de transition, plus qu’incertaine, ne peut que faire le jeu du Pakistan voisin qui, depuis des décennies, s’emploie à déstabiliser Kaboul.

Quels sont les ressorts de cette rivalité ? Quelles menaces celle-ci fait-elle peser aujourd’hui sur l’Afghanistan ? Le point avec Michael Barry, enseignant au département des études Proche-Orientales de l’Université de Princeton à New York, lauréat du Prix d’Histoire de l’Art de l’Académie Française, et auteur de nombreux livres, notamment sur le commandant Massoud (« Masoud, De l’islamisme à la liberté », Broché, 2002) pour lequel il reçut le prix Femina essai.

 

JOL Press : A quand remonte l’antagonisme frontal qui oppose l’Afghanistan et le Pakistan ?

 

Michael Barry : Dès 1947, le royaume afghan a exigé la rétrocession des territoires que les Britanniques avaient annexés et qu’ils ont laissés au Pakistan au moment où celui-ci accède à l’indépendance. L’Afghanistan de 1947 a été immédiatement soutenu par l’Inde et par l’Union soviétique.

Dans les années 50, le pays faisait partie de la mouvance dite du « Tiers-monde », issue de la Déclaration Bandung, et était très proche de l’Union soviétique. C’est ce qui a déterminé le Pakistan à s’allier aux Etats-Unis, tandis que l’URSS formait l’armée afghane.

Le Pakistan a donc perçu l’Afghanistan comme étant une plate-forme dangereuse, cherchant, par le jeu des appuis ethniques, à détacher une partie du territoire pakistanais.

JOL Press : Face à la « menace » afghane, quelle stratégie a mis en place Islamabad ?

 

Michael Barry : L’état-major pakistanais a développé une stratégie fondamentale consistant à considérer que l’Afghanistan devait d’une façon ou d’une autre être placé sous protectorat pakistanais, ou du moins être suffisamment neutralisé pour que le gouvernement de Kaboul ne puisse pas contrôler son propre territoire.

D’où la « recette » pakistanaise qui a consisté, dès le début des années 70, à financer des soulèvements d’idéologie islamiste contre le gouvernement de Kaboul. Avec l’espoir que cette idéologie islamiste puisse coiffer le nationalisme territorial afghan et remplacer ce dernier par une idéologie qui conférerait au Pakistan un rôle dirigeant et protecteur.

Pour le Pakistan, la priorité absolue, c’est empêcher que l’Afghanistan puisse jamais redevenir un Etat autonome comme il l’a été jusqu’à l’invasion soviétique, capable de s’allier de nouveau avec l’Inde – cela représenterait un cauchemar pour le Pakistan.

Les tactiques pakistanaises pour empêcher l’Etat afghan de ressurgir et d’assurer son autonomie, c’est de saper son unité nationale pour contribuer à l’éclatement du pays et donc à son affaiblissement.

Cela passe, premièrement, par l’appui des revendications pachtounes contre les revendications d’égalité politique des Tadjiks, des Hazaras, des Ouzbeks. Et, deuxièmement, par le fait de jouer à fond la carte sunnite, au travers des talibans, pour empêcher le glissement afghan vers l’Iran [60% des Afghans parlent la même langue que l’Iran, ndlr], et marginaliser les 20% de la population afghane qui est chiite [60 à 75% de la population afghane est sunnite, ndlr].

JOL Press : Quelle est la position des grandes puissances par rapport à l’opposition entre le Pakistan et l’Afghanistan ?

 

Michael Barry : Le gouvernement de Kaboul des années 80 était un gouvernement ouvertement communiste, soutenu par l’URSS. L’objectif des Pakistanais était donc d’empêcher, même en cas de retrait soviétique, la réemergence d’un Etat afghan qui pourrait reprendre, comme dans les années 40 à 70, une politique de revendication territoriale contre le Pakistan soutenue par l’Inde.

Islamabad a ainsi scellé un pacte avec les Saoudiens, qui craignaient eux plus que tout que la puissance soviétique n’arrive jusqu’à l’embouchure du Golfe Persique.

Cette alliance entre le Pakistan et l’Arabie Saoudite a plu aux Etats-Unis des années 80, parce qu’elle affaiblissait le régime de Kaboul communiste, bloquait l’entrée du Golfe Persique, et isolait l’Iran.

Mais, depuis l’intervention occidentale en Afghanistan en 2001, le but des Occidentaux est devenu, au contraire, de renforcer le gouvernement de Kaboul.

Reste que, à partir du moment où le différend entre les Occidentaux et l’Iran pousse l’Afghanistan à dépendre uniquement de l’ouverture pakistanaise, cela donne au Pakistan un droit de regard sur les affaires afghanes et des moyens de pression extrêmement puissants.

JOL Press : Y a-t-il un risque d’éclatement de l’Afghanistan ?

 

Michael Barry : Il y a quelque chose de très étonnant dans le cas afghan. La plupart des pays qui ont subi de telles tensions, de telles pressions à la fin du XX siècle et au début du XXI siècle ont éclaté, de la Yougoslavie au Soudan.

Or il est extraordinaire de voir que pas un acteur politique afghan, pas un, quelle que soit son ethnie, sa secte ou son orientation politique, pas un ne s’est prononcé en faveur d’une partition du pays.

De fait, une partition sociale a certes déjà eu lieu. Si vous prenez un vendeur du nord du pays par exemple, qui aurait aujourd’hui 35 ans, celui-ci trouvera plus facile de s’approvisionner à Tachkent [capitale ouzbèke, ndlr] ou même Moscou que d’aller à Kandahar, au sud du pays, pour ouvrir une succursale ; il ne sera jamais allé à Kandahar de sa vie. Il y a des parties d’Afghanistan qui se fréquentent plus depuis plus d’une génération.

Et pourtant, aucun des acteurs présents ne songe à une partition. Ils partagent tous au contraire la même volonté de capturer Kaboul, siège du pouvoir légitime, et de faire triompher leur faction, leur secte, leur orientation politique dans un cadre qui demeure celui d’un Etat afghan.

Pas sûr, toutefois, que ce patriotisme bien réel résiste à ce à quoi le Pakistan travaille : le triomphe des pachtounes aux dépends des autres ethnies.

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

 

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