Site icon La Revue Internationale

Le président irlandais chez la reine d’Angleterre: une visite historique

[image:1,l]

JOL Press : Le président irlandais doit se rendre à Londres ce mardi pour une visite de 4 jours, reçu par la reine. Pourquoi a-t-il fallu attendre autant de temps pour qu’un président irlandais se rende en visite d’Etat en Angleterre ?
 

Laurent Colantonio : Les enjeux du passé sont distincts de ceux du présent, et il ne s’agit pas, bien entendu, de les confondre. Je pense cependant que la réponse est d’abord à rechercher dans l’histoire difficile des relations entre les deux îles. Aux XVIe et XVIIe siècles, l’Irlande a été conquise puis dominée par l’Angleterre. Les catholiques (soit environ 80% de la population) étaient alors légalement discriminés.

À partir du XIXe siècle, l’Irlande a été intégrée au Royaume-Uni, mais le partenariat entre égaux, annoncé, n’a jamais été une réalité. Les revendications nationalistes n’ont cessé de croître, les républicains séparatistes ont pris les armes, notamment en 1916, puis au cours de la guerre anglo-irlandaise (ou guerre d’indépendance) entre 1919 et 1921. Ce conflit a conduit à la « partition » de l’île en deux entités politiques distinctes, l’Irlande du Nord et l’État Libre, devenu la République d’Irlande en 1949.

Ce passé très conflictuel a laissé des traces, inévitablement. Les plaies ont mis du temps à cicatriser, et la dégradation de la situation en Irlande du Nord, à partir de 1968, a pu raviver les tensions, voire les haines, entre les populations et les États. Aujourd’hui, les succès du processus de paix en Irlande du Nord facilitent au contraire l’apaisement, le dialogue interétatique… et, sans doute, les visites d’Etat.

JOL Press : La reine d’Angleterre avait déjà effectué une visite historique en Irlande en 2011. Peut-on dire que les relations entre les deux pays se sont réchauffées ces dernières années ? Comment se manifeste ce réchauffement ?
 

Laurent Colantonio : La visite « historique » de la Reine, du 11 au 20 mai 2011 – la première visite officielle d’un souverain britannique sur le territoire de l’actuelle République depuis Georges V en 1911 –, est précisément l’un de ces gestes symboliques qui témoignent du réchauffement des relations entre les deux Etats. Au cours de son voyage, Élisabeth II a tour à tour rendu hommage aux rebelles de 1916 (qui ont combattu contre la Couronne) et aux soldats irlandais de la Grande Guerre (qui au même moment combattaient au front sous l’uniforme britannique). Cet hommage symétrique a été très apprécié en Irlande.

Cela dit, le réchauffement des relations entre les deux pays n’a pas attendu les visites d’État, qui sont plutôt des illustrations spectaculaires d’un processus en marche depuis plusieurs décennies. L’implication des deux États pour faire advenir la paix en Irlande du Nord dans les années 1990 nous en fournit un jalon important. En 1995, la reconnaissance par le Premier Ministre Tony Blair de la responsabilité britannique dans la tragédie de la Grande Famine qui toucha l’Irlande entre 1846 et 1851 en est un autre, par exemple.

Le fait que Martin McGuinness, vice-premier ministre républicain d’Irlande du Nord, mais aussi ancien cadre de l’IRA, soit convié et accepte de participer au banquet offert par la Reine en l’honneur de la visite de Michael D. Higgins, le 8 avril, est aussi un signe fort de l’apaisement des relations au plus haut niveau. Un tel scénario aurait été impensable il y a quelques années encore.

JOL Press : Quels sujets sont néanmoins toujours sensibles entre les deux pays ?
 

Laurent Colantonio : Si les armes se sont tues, la situation actuelle et l’avenir de l’Irlande du Nord restent néanmoins des sujets délicats, sources potentielles de tensions entre les deux États et, à l’échelle de la province, entre les deux communautés, nationaliste/catholique d’un côté, unioniste/protestante de l’autre, qui vivent encore largement à distance l’une de l’autre. Les premiers revendiquent le rattachement à la République d’Irlande, tandis que les seconds souhaitent demeurer au sein du Royaume-Uni. Depuis 2007, la situation s’est stabilisée. L’exécutif « mixte » (unioniste-nationaliste), actuellement en place, fonctionne mais la cogestion de la province demeure laborieuse et incertaine. Les lignes de front identitaires ne se déplacent que très lentement.

JOL Press : Le président Michael D. Higgins va rencontrer lors de cette visite la communauté irlandaise de Londres. Y a-t-il une tradition d’immigration irlandaise en Angleterre ? Comment se caractérise cette immigration ?
 

Laurent Colantonio : Il n’est pas étonnant que le Président rencontre la « communauté irlandaise » au cours de son voyage, car la tradition d’immigration irlandaise en Angleterre, plus exactement en Grande-Bretagne, est bien établie, depuis le début du XIXe siècle au moins. Les migrants étaient poussés, pour la plupart, par des motivations économiques. Au milieu du siècle, le phénomène a pris un tour particulièrement tragique au moment de la Grande Famine, qui a précipité le départ d’au moins un million d’hommes et de femmes en six ans.

La grande majorité des migrants a choisi l’Amérique du Nord, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, mais le voisin britannique est resté une destination courante, notamment pour ceux qui ne pouvaient supporter le coût d’une traversée transocéanique.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, entre un cinquième et un quart des émigrants irlandais se sont regroupés dans certains quartiers des grandes villes portuaires et des centres industriels britanniques (« Little Ireland » à Manchester par exemple), où ils sont venus grossir les rangs des dockers, des domestiques ou du prolétariat industriel. Vivant souvent dans des conditions misérables, ils subissaient les préjugés de l’Angleterre victorienne. Étrangers de l’intérieur, les Irlandais servaient volontiers de boucs-émissaires aux problèmes économiques et sociaux du temps.

Aujourd’hui, la situation n’est plus la même, les Irlandais ont été remplacés par d’autres groupes de migrants en bas de l’échelle sociale, on ne parle plus de problèmes d’intégration qui concerneraient les Irlandais.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

———————————————–

Laurent Colantonio est historien, spécialiste de l’Irlande et maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Poitiers. Ses principaux thèmes de recherches sont l’Irlande contemporaine (histoire politique du XIXe siècle, nationalismes et enjeux mémoriels) et l’Irlande et la France au XIXe siècle.

Quitter la version mobile