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Offensives pro-russes en Ukraine: la Russie va-t-elle intervenir?

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JOL Press : Des activistes pro-russes ont mené ce week-end de nouvelles actions simultanées dans plusieurs villes de l’Est ukrainien. La Russie rejoue-t-elle le scénario de la Crimée ?
 

Isabelle Facon : Sauf à être directement engagé sur le terrain, c’est très difficile d’établir un constat clair. On sait néanmoins qu’il y a toujours eu dans cette partie de l’Ukraine des sympathisants de la cause russe et que Moscou n’a jamais abandonné son influence sur ces populations plutôt tournées vers la Russie. Il l y avait donc déjà des relais sur place pour d’éventuelles actions.

On sait également que la Russie a traditionnellement une grande capacité à organiser des mouvements de contestation quand cela l’arrange, avec des forces spéciales ou des membres du renseignement. La Russie a pu mobiliser des gens qui étaient convaincus – ou que l’on a convaincus – que le nouveau pouvoir actuel ukrainien pouvait être hostile aux Russes et russophones d’Ukraine. D’autres activistes ont peut-être aussi eu peur des mesures économiques prises que pourrait prendre Kiev et qui rendraient leur vie plus difficile. C’est une réalité très composite et c’est vraiment difficile de dire quelle est la proportion de gens qui viendraient directement de Russie, quelle est la proportion d’Ukrainiens qui se sont mobilisés d’eux-mêmes etc.

JOL Press : Qui sont ces hommes armés pro-russes ? Des sortes de groupes paramilitaires ?
 

Isabelle Facon : Je ne sais pas si le terme de paramilitaire convient. C’est encore une fois très difficile de mettre un terme sur une réalité qui paraît assez composite. À Kiev, lors de la mobilisation place Maïdan, il y avait des manifestants pacifiques et des gens cagoulés et armés. La Russie joue un jeu ambigu à ce niveau-là. Car dans de le cas de Maïdan, elle appelait ces militants radicaux des terroristes. Et maintenant, elle appelle ces activistes pro-russes des combattants pour la liberté…

JOL Press : La Russie est accusée par les Occidentaux de coordonner ces actions, accusation rejetée par Moscou. Qu’en est-il réellement ?
 

Isabelle Facon : Il y a effort de la part de la Russie d’établir une sorte de symétrie entre ce qui s’est passé en Crimée – qui était déjà semblable, sur la forme, à ce qui s’est passé sur Maïdan – avec la prise de bâtiments par des gens cagoulés dont on ne sait pas vraiment qui ils sont, qui ils représentent, quel lien ils entretiennent avec les mouvements populaires, etc. Cela peut être le signe d’une certaine mainmise de Moscou sur ces actions.

Elle joue sans doute un rôle en terme d’organisation et d’orchestration, soit par des relais sur place qui étaient déjà là avant et qui prennent suivent les ordres de Moscou, soit par des transferts de personnels habilités du côté russe. Encore une fois, on ne peut faire que des supputations. On a également beaucoup parlé de la présence d’armes russes. Je ne sais pas si cela est extrêmement probant : on sait en effet que dans l’ensemble de l’ex-union soviétique, les armes de fabrication russe circulent, ce n’est pas exceptionnel. Cela ne veut donc pas forcément dire qu’il y a eu des livraisons massives d’armement russe aux « séparatistes » de l’Est de l’Ukraine.

JOL Press : Que réclament ces combattants pro-russes : un rattachement à la Russie ou une fédéralisation de l’Ukraine ?
 

Isabelle Facon : Dans leurs discours, certains ont parlé de rattachement à la Russie d’autres parlent de nécessité de fédéralisation de l’Ukraine, d’autres encore parlent de référendum avec des questions différentes à chaque fois. Il y a donc une sorte de mosaïque de demandes. L’idée générale étant de montrer quand même que le pouvoir actuel à Kiev n’est pas considéré comme légitime par l’ensemble de l’Ukraine. Cela fait aussi penser à la ligne de Moscou qui depuis le début rejette la légitimité de ce gouvernement, déplore les méthodes par lesquelles il est arrivé au pouvoir, qu’elle qualifie de « coup de force ». Cela laisse encore une fois penser qu’il y a un effort de Moscou derrière ces actions, avec des relais sur place qui ne sont pas nouveaux.

JOL Press : Quelle est alors la position de la Russie ? Souhaite-t-elle le rattachement de l’Ukraine orientale, comme pour la Crimée ?
 

Isabelle Facon : Je ne pense pas que ce soit dans l’idée de Moscou de rejouer le scénario de la Crimée dans l’Ukraine orientale. Ce que voudrait la Russie, c’est montrer que le gouvernement actuel à Kiev est fragile et qu’il ne contrôle pas certaines parties du pays. Cela lui permet également d’étayer l’idée qu’il faudrait un ordre fédéral pour réorganiser l’Ukraine. Cette idée d’une fédéralisation donnerait à Moscou des leviers sur le destin géopolitique de ce pays, et c’est finalement toute l’ambition de la Russie dans cette affaire. Une fédéralisation signifierait la création de plusieurs régions autonomes qui en fonction de la nature de leur économie et de leur orientation géopolitique auraient les coudées assez franches pour développer des relations avec l’extérieur. Ce serait donc pour la Russie une possibilité d’avoir plus d’influence en Ukraine.

JOL Press : Si la situation dérapait, l’armée russe pourrait-elle finir par attaquer l’Ukraine ?
 

Isabelle Facon : Admettons que ce scénario ait traversé l’esprit de certains dirigeants à Moscou – ce qui, encore une fois, ne me paraît pas être l’hypothèse la plus crédible – cela serait difficile pour l’armée russe d’attaquer l’Ukraine orientale, où une partie de la population n’aspire pas forcément au séparatisme.

En Crimée, malgré tout, la majorité de la population se sentait russe, ce n’était donc pas difficile de les convaincre. Il y avait en outre déjà sur place les personnels de la flotte russe de la Mer noire. On peut supposer aussi que le coût politique, et notamment dans ses relations avec les pays occidentaux, serait autrement plus élevé pour la Russie. Même si la Russie s’est montrée assez inflexible dans ses relations avec Washington et l’UE, il y a quand même un sentiment de limites à ne pas franchir. Il y a déjà un certain coût économique pour la Russie en termes de fuite de capitaux et cela peut rentrer en ligne de compte dans les calculs russes.

Là où l’interrogation demeure, c’est si les actions menées par Kiev contre ces activistes pro-russes se terminent en affrontements très sanglants, mettant en danger la population des zones concernées. Rappelons également que la Russie demandait, le 1er mars dernier, à ce que soit rendue possible une intervention russe armée en Ukraine tant que la situation ne s’était pas stabilisée. C’est un peu une épée de Damoclès pour crédibiliser les intentions de Moscou, pour renforcer son poids dans les négociations du 17 avril avec l’UE, l’Ukraine et les Etats-Unis, et encore une fois pour bien montrer qu’il y a une vulnérabilité de l’Ukraine qui a voulu se rapprocher de l’Occident. L’attaque n’est donc à mon avis pas au programme, mais on ne peut pas exclure que la situation dérape et que cela débouche sur une intervention russe.

Le président pas intérim ukrainien a néanmoins déclaré qu’il serait peut-être envisageable d’avoir un référendum sur la fédéralisation de l’Ukraine en même temps que l’élection présidentielle du 25 mai. C’est peut être aussi une façon de faire baisser un peu la tension en perspective du 17 avril et cela pourrait peut-être calmer le jeu de tous les côtés.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Isabelle Facon est maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes. Elle a consacré de nombreux travaux à la politique étrangère de la Russie. Elle est également maître de conférences à l’Ecole polytechnique (séminaire sur l’Eurasie) et enseigne à l’Institut Catholique de Paris.
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