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Ukraine: en voulant la fédéralisation, Moscou attise les braises

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JOL Press : Selon le ministre russe des Affaires étrangères, la fédéralisation de l’Ukraine serait la seule solution à la crise. Une proposition catégoriquement rejetée par l’Ukraine. Que cherche la Russie lorsqu’elle évoque ce genre de possibilité ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Ce scénario ne doit pas nous distraire de ce qui s’est passé en Crimée, à savoir le rattachement et l’annexion, contraire au droit international, de cette presqu’île ukrainienne à la Russie. C’est un nouveau conflit gelé autour de la Russie, sauf que cette fois-ci, ce n’est pas dans le sud Caucase mais en Ukraine. On voit que du côté russe, il y a une volonté de distraire l’opinion publique de cet événement. Ensuite, ce n’est pas au ministre des affaires étrangères de la Russie de commencer à définir le statut politique de l’Ukraine. On retrouve encore une fois la volonté russe de mettre sous tutelle et de satelliser l’Ukraine.

La Russie a enregistré une défaite politique majeure à Kiev avec le changement de gouvernement et avec la signature de l’accord d’association avec l’UE. La Russie souhaite ainsi mêler les pressions extérieures et intérieures pour essayer malgré tout de conserver des prises sur l’avenir de l’Ukraine, en dépit de la défaite qui a été enregistrée. Enfin, l’objectif de ce que la Russie appelle la fédéralisation serait d’assiéger, presque de l’intérieur, le gouvernement central ukrainien. La Russie aurait ainsi en permanence un droit de regard et un pouvoir de blocage sur les décisions du gouvernement ukrainien.

JOL Press : Les Occidentaux opteraient plutôt vers une décentralisation de l’État. Ce choix serait-il plus judicieux ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Le choix le plus judicieux sera celui pris par Kiev, en accord avec la volonté qui se dégagera des prochaines élections, et en prenant compte d’un certain nombre de contraintes objectives. Refuser une satellisation de l’Ukraine par la Russie ne signifie cependant pas que l’Ukraine doit pour autant passer sous tutelle occidentale. On voit bien que du point de vue de Moscou, il y a une sorte d’« esprit de Yalta » qui ferait de l’Ukraine un « objet politico-institutionnel non identifié », l’Ukraine serait à nouveau le fantôme de l’Europe. C’est quelque chose qui ne peut pas être accepté par les Ukrainiens. Décider par le haut de l’avenir de l’Ukraine ne peut qu’achopper sur un certain nombre de points de friction, voire sur des rebondissements à l’intérieur même de l’Ukraine.

JOL Press : Quels sont les points de friction entre les régions de l’Est de l’Ukraine et le nouveau gouvernement de Kiev ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : C’est toujours la question du peuplement russe ou russophone dans la partie Sud et Est de l’Ukraine. Un certain nombre de gens dans ces régions peuvent en effet être séduits par ce qu’a fait la Russie en Crimée. La Russie souffle sur les braises et joue sur les peurs : pendant quelques semaines, elle a quand même expliqué que c’étaient les fascistes qui avaient pris le pouvoir en Ukraine. Dans les provinces orientales, on a vu que ce type de propagande a eu un certain écho. Il est intéressant de voir que ce type d’arguments propagandistes a été aussi repris en Occident.

JOL Press : Pourrait-on imaginer une forme d’autonomie de ces régions ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Une forme d’autonomie serait possible. Quand le Parti des régions, formation de l’ancien président Viktor Ianoukovitch, est arrivé au pouvoir en 2010, la grande idée, c’était d’entamer un processus d’évolution du pouvoir : moins de pouvoir au centre et plus de pouvoir aux régions. Mais cela n’a pas été mené à bien. Un processus de décentralisation se construit aussi sur les forces centripètes de régions et provinces qui veulent vivre ensemble. Or tout cela est complètement instrumentalisé par la Russie qui essaie d’avoir des leviers de pouvoir à l’intérieur même de l’Ukraine. On ne peut pas discuter de cela comme si c’était un débat politico-institutionnel sur un processus interne d’évolution du pouvoir. On a là une puissance extérieure qui cherche à prendre de différentes manières le contrôle de ce que l’on appelle à Moscou « l’étranger proche » ou, à défaut, de conserver un certain nombre de ces leviers de pouvoir et de garder un pouvoir de nuisance.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est spécialiste des questions de défense européenne, des relations Europe/Eurasie et Russie/Europe, et de politique européenne de voisinage (Est européen et Bassin méditerranéen).

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