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Quand «Printemps arabe» rimait aussi avec «libération sexuelle»

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À partir d’une enquête approfondie, menée sur le terrain réel et virtuel, l’auteur explique dans le détail comment la révolution sexuelle arabe a été phagocytée par les islamistes et instrumentalisée politiquement pour servir à un plus grand asservissement des corps et des esprits. Dans ce livre sont publiées, pour la première fois, les fatwas sexuelles les plus consultées sur Internet, ainsi que les thèmes les plus fréquemment discutés sur les réseaux sociaux.

Extrait de Sexe et charia de Mathieu Guidère, Editions du Rocher, mai 2014 :

La libération sexuelle tunisienne

« Les étudiants et les étudiantes tunisiennes ont vécu, entre mai et décembre 2011, une véritable révolution sexuelle, comparable dans son esprit et dans son déroulement à celle de « Mai 68 ». Même si elle n’a été médiatisée que partiellement et a posteriori, c’est-à-dire après l’arrivée au pouvoir des islamistes (en novembre 2011), elle n’avait en réalité rien d’islamiste à ses débuts. Ce fut une révolution de jeunes épris de liberté dans tous les sens du terme, que les forces conservatrices du pays ont vite fait d’étouffer et de contenir dans les limites du permis (halâl) et de l’interdit (harâm) en religion.

Dans un climat proprement révolutionnaire après la chute de Ben Ali, les étudiants tunisiens ont fait monter, à l’approche de l’été, la chaleur ambiante dans les universités. Les cours étant suspendus ou sporadiques pour cause de révolution ou de grève depuis le mois de janvier 2011, les couples se sont formés dans la ferveur du changement, et scrutaient l’évolution de la situation avec l’idée que rien ne serait plus jamais comme avant. Les témoignages sur la sexualité sont devenus rares aujourd’hui, mais ils existent bel et bien, consignés parfois dans la mémoire indélébile de l’Internet.

On sait ainsi que certaines jeunes femmes tunisiennes ont offert leur virginité en signe d’encouragement à leur chevalier servant, ne sachant pas de quoi le lendemain serait fait : s’ils devaient mourir dans les tumultes révolutionnaires, ils auraient au moins goûté aux plaisirs charnels. Inutile de préciser que ce type de motivation est propice au courage et au sacrifice masculin, même s’il n’est pas toujours suivi de faits proprement révolutionnaires.

Indéniablement, le mythe de la virginité est tombé au cours du premier semestre du soulèvement tunisien. Beaucoup de jeunes femmes sont passées à l’acte à la faveur de la révolution, dans la chaleur estivale de Tunis et d’Hammamet. Elles ont passé plusieurs nuits à l’extérieur de la demeure familiale en prétextant les manifestations et les grèves générales, alors qu’elles étaient dans les bras de leur amant.

Car enfin, il n’y avait plus d’excuses à trouver ni de justifications à fournir à une famille trop regardante : il n’y avait qu’à regarder la télévision qui transmettait en direct la révolution. Mais le réveil fut douloureux avec la victoire des islamistes à l’automne 2011. Selon l’expression de l’un d’eux filant la métaphore de la virginité, il fallait « réparer » en automne ce que les jeunes avaient « déchiré » durant l’été.

[image:2,s]Or, dans le climat électrique postélectoral, les islamistes vainqueurs n’osèrent pas remettre en cause les « acquis sexuels » de la révolution du 14 janvier. Ils décidèrent de lui faire revêtir les habits de l’islamisme propret en diffusant dans la population, à travers les médias et les mosquées, l’idée du « Ourfi », qui signifie littéralement « mariage coutumier ». Derrière cette appellation (Ourfi) se cache, en réalité, une pratique nouvelle non reconnue légalement par les autorités tunisiennes, qui consiste pour deux jeunes à sceller une union secrète, permettant d’avoir des relations intimes sans attendre le mariage, et qui peut être rompue à tout moment.

Fin 2012, une étude effectuée dans cinq universités tunisiennes révélait que cette pratique concernait 80% des étudiant(e)s sympathisant(e)s d’Ennahda, le parti islamiste au pouvoir. Mais 30% de l’ensemble des étudiants tunisiens estimaient alors que c’était une forme d’union acceptable pour avoir des relations sexuelles hors mariage. Les autorités tunisiennes avancent le chiffre de 800 unions de ce type sur tout le territoire, mais une simple extrapolation des chiffres existants pour les étudiants de la tendance islamiste montre que le phénomène est bien plus important et largement sous-estimé.

D’ailleurs, le phénomène a pris de telles proportions grâce au bouche-à-oreille que le gouvernement a cru bon de lancer une campagne de sensibilisation qui a fonctionné, paradoxalement, comme une caisse de résonnance accentuant la tendance là où l’« Ourfi » était encore confidentiel. On ne compte plus les sites Web et les réseaux sociaux consacrés à cette thématique, aux règles et aux pratiques de l’« union Ourfi ». Le même phénomène a été observé chez les étudiants des universités égyptiennes, mais dans une moindre mesure. Il a été mis en évidence, en 2013, par le nombre exponentiel de « régularisations d’unions », observé après la destitution du président islamiste Mohamed Morsi

Le gouvernement égyptien, dominé par les militaires laïques, a cru bon de rappeler que les « unions islamiques » n’étaient pas valides, mais il a du même coup fait basculer dans l’illégalité et la clandestinité bon nombre de couples qui s’étaient mariés « selon la tradition », c’est-à-dire par un échange de vœux oral et sans consignation par écrit. Ce qui a été initialement perçu comme un processus d’islamisation de la société s’avère aujourd’hui être une simple tentative des autorités islamistes de l’époque de donner un vernis « islamique » à des pratiques qui ne l’étaient nullement à l’origine, et cela pour éviter toute confrontation avec la jeunesse révolutionnaire libérée du joug ancien. Les débats francs et animés sur les forums de l’Internet le montrent clairement.

Ces débats prouvent notamment que le phénomène ne concerne pas uniquement les jeunes gens de la bourgeoisie ni la seule population estudiantine. Les femmes divorcées, qui étaient auparavant regardées comme des pestiférées dans les sociétés arabes, ont bénéficié de ce mouvement de libération relative, même sous sa forme islamisée, pour se mettre en couple avec des hommes qui étaient réticents à le faire auparavant. Aussi, les « unions libres » se sont multipliées, mettant dans l’embarras tant les autorités civiles que les responsables religieux, pour des raisons à la fois morales et sociopolitiques. »

Extrait publié avec l’autorisation des Editions du Rocher

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Mathieu Guidère est professeur d’islamologie et de géopolitique arabe à l’Université de Toulouse 2. Islamologue et agrégé d’arabe, il est spécialiste d’histoire immédiate du monde arabe et musulman. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur ces questions.

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