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Russie: un peu rouillée, sa puissance de feu est aussi la clé de sa souveraineté

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Défilé de l’armée russe sur la place Rouge à Moscou, pour commémorer la victoire de la Seconde guerre mondiale, le 9 mai 2013. (Crédit photo: Pavel L Photo / Shutterstock.com)

JOL Press : Moscou va consacrer plus d’1,75 milliard d’euros d’ici 2020 au développement de sa flotte militaire en mer Noire. Comment se caractérise la puissance militaire russe sur les mers ?
 

Isabelle Facon : Si les Russes tentent de revenir dans « l’océan mondial », pour l’instant, leur effort porte plutôt sur les flottes proches de leur territoire, et notamment la flotte de la mer Noire, puisque la Crimée vient d’être annexée. La flottille de la Caspienne, la flotte du Pacifique et la flotte de la mer du Nord (où sont déployées les forces stratégiques russes) font également partie des priorités de la Russie.

Dans les années 90 et jusqu’aux années 2000, la marine russe était peu visible dans les eaux de l’océan mondial. Aujourd’hui, la Russie cherche à être davantage présente en Méditerranée, dans l’océan indien et notamment dans le golfe d’Aden, depuis qu’elle s’est engagée plus activement dans la lutte contre la piraterie maritime en 2008.

JOL Press : Comment la production d’armes russes a-t-elle évolué ces dernières années et quel est le poids de cette industrie aujourd’hui ?
 

Isabelle Facon : Les Russes eux-mêmes ont un peu de mal à définir le périmètre de leur industrie d’armement et les chiffres évoluent d’une source à l’autre. Il y aurait, selon les derniers chiffres livrés par Vladimir Poutine, plus de 1000 entreprises et 2 millions d’employés dans cette industrie qui demeure ainsi trop « lourde » par rapport aux ressources disponibles.

La Russie dispose néanmoins d’un potentiel militaro-industriel important, lié à l’héritage de l’ex-URSS. Ce potentiel a cependant beaucoup souffert pendant les années 1990-2000, à cause du faible nombre de commandes nationales. Beaucoup d’entreprises ont réussi à survivre grâce aux commandes extérieures, et notamment grâce aux gros contrats d’armement conclus avec l’Inde et la Chine.

Très peu d’équipements de production ont été renouvelés et une grande partie est aujourd’hui obsolète. Il y a également un problème de fossé générationnel, c’est-à-dire que l’âge moyen du personnel dans l’industrie d’armement est assez élevé et la Russie manque de personnel jeune et qualifié. Enfin, le management n’est pas d’une grande efficacité et la corruption amoindrit l’efficacité de la dépense publique consentie.

600 milliards d’euros d’investissement

Ainsi, même si l’investissement est important dans cette industrie – le programme d’armement 2011-2020 représente plus de 600 milliards d’euros – les entreprises ont du mal à suivre le rythme demandé par ce programme. Malgré l’injection de fonds importants, l’industrie est assez rouillée et peine à donner satisfaction.

C’est d’ailleurs pour cela que jusqu’au retour de Vladimir Poutine au pouvoir en tant que président, l’ancien ministre de la Défense, Anatoli Serdioukov, avait annoncé qu’il avait l’intention d’acheter beaucoup plus de matériel à l’étranger, son but étant de « secouer » l’industrie d’armement nationale.

C’est dans ce cadre-là que s’inscrivaient l’achat du Mistral et un certain nombre de contrats d’importation auprès des Allemands, des Italiens, d’Israël, etc. La Russie reste quand même deuxième sur le marché mondial de l’armement en tant qu’exportateur, elle a une capacité de rebond, mais sur le moyen terme, il reste des blocages vraiment importants qui font que, faute de solutions, la situation pourrait être de plus en plus difficile.

JOL Press : Que reste-t-il aujourd’hui de la puissance de feu soviétique ? La circulation d’armes construites sous l’URSS est-elle encore importante dans l’espace post-soviétique ?
 

Isabelle Facon : La Russie post-soviétique n’a pas vraiment produit de nouvelles technologies : elle a surtout travaillé à moderniser des systèmes de conception soviétique. Il y a un vrai manque au niveau de linnovation et de l’élaboration de nouveaux concepts d’armements, de matériels de nouvelle génération. Les arsenaux ont vieilli et on assiste au phénomène dit « de cannibalisation » : par exemple, pour faire fonctionner un avion, on prend les pièces d’un autre avion.

Dans l’ensemble de l’ex-URSS, la plupart des armées conservent des armements de production soviétique. Les pays membres de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), le Kazakhstan, l’Arménie, le Kirghizstan, le Tadjikistan et la Biélorussie, continuent d’acheter des équipements auprès de la Russie. Même si de temps à autre ils effectuent des achats ponctuels à l’extérieur, ces pays continuent de s’approvisionner principalement auprès de leur voisin russe qui, pour les fidéliser, leur permet d’acheter des armements russes non pas au prix du marché mondial, mais au prix pratiqué pour l’armée russe. Ils ont donc des tarifs privilégiés.

En Ukraine, il y avait encore des coopérations militaro-industrielles entre l’industrie d’armement russe et l’industrie d’armement ukrainienne avant que la Russie n’annexe la Crimée et que le nouveau gouvernement de Kiev ne décide de les suspendre. Le complexe militaro-industriel ukrainien et l’équipement de son armée restent quand même très marqués par les modèles d’armement de fabrication et la culture technique soviétiques. La Géorgie, qui a un projet d’adhésion à l’OTAN, a pour sa part fait beaucoup d’efforts pour essayer de rompre le plus possible avec le système soviétique en matière d’armement, afin de s’aligner sur les standards occidentaux.

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Le croiseur lance-missiles russe Moskva jette l’ancre dans la baie de Sébastopol, en Crimée, le 6 mai 2012. (Crédit photo: Raimundo79 / Shutterstock.com)

JOL Press : En termes d’importations d’armes étrangères, quels sont les principaux partenaires de la Russie ?
 

Isabelle Facon : Il n’y a pas beaucoup d’importations d’armes étrangères en Russie. L’armée russe reste en effet assez réticente à créer une dépendance à l’égard de fournisseurs étrangers, même si l’ancien ministre de la Défense avait essayé de franchir cette « ligne rouge ».

Il a été limogé pour une affaire de corruption, mais on suppose que sa volonté de diffuser une partie de l’argent du programme d’armement vers des fournisseurs étrangers a pu précipiter son limogeage. L’influence de l’industrie d’armement, du moins de certains de ses acteurs majeurs, auprès de Poutine est réelle, et lui-même est certainement sur la ligne de « préférence nationale » pour l’équipement des forces, même s’il sait être pragmatique.

Il y a tout de même des partenariats avec la France, l’Allemagne, l’Italie et Israël, principaux partenaires en termes d’importations. Mais vu les circonstances actuelles, ces importations ne vont probablement pas s’intensifier et on ne risque pas de voir le marché russe s’ouvrir très fortement à l’avenir, en tout cas aux industriels occidentaux.

JOL Press : Qui sont aujourd’hui les cadres de l’armée russe ? Trouve-t-on encore des officiers de l’Armée rouge ?
 

Isabelle Facon : Parmi les personnels officiers militaires, une partie vient de l’Armée rouge, mais il est difficile de donner la proportion exacte. 25 ans ont quand même passé depuis l’éclatement de l’URSS, et il y a eu un effort de renouvellement de personnel au sein du ministère de la Défense sous l’ancien ministre Serdioukov. Les officiers supérieurs qui ont connu l’époque soviétique ne sont donc pas légion au sein des cadres de l’armée russe.

En revanche, jusqu’à un passé très récent, leffort pour renouveler les programmes de formation des militaires était limité, et les grilles de lecture restent donc assez proches, je suppose, de ce que l’on inculquait aux officiers soviétiques, même s’il y a évidemment eu une évolution, surtout depuis la réforme de 2008.

L’armée russe a connu les deux conflits en Tchétchénie et a beaucoup observé les opérations menées par les armées occidentales depuis la fin de la Guerre froide, notamment en Afghanistan, en Irak etc. Elle en a indubitablement tiré des leçons. Lévolution des programmes de formation s’est néanmoins faite plus lentement que dans d’autres pays. Pas seulement par conservatisme, mais aussi parce que dans les années post-soviétiques, l’armée russe se trouvait dans un tel désarroi en termes de financement et de vision de sa place dans la nouvelle Russie, qu’il y a eu une sorte de gel au niveau de l’évolution de la formation des personnels dans l’armée.

JOL Press : Concernant le programme nucléaire de la Russie, quelle ampleur représente-t-il aujourd’hui ?
 

Isabelle Facon : Le programme nucléaire reste une vraie priorité dans la politique de défense russe. Même s’il y a une amélioration de la situation des forces armées russes, qui ont probablement acquis de meilleures capacités au cours des cinq dernières années pour gérer des crises dans leur voisinage ou sur le territoire russe, elles restent vulnérables par rapport à un éventuel conflit avec l’OTAN ou avec la Chine. Dans ce cadre-là, la dissuasion nucléaire demeure extrêmement importante pour les Russes, et cela explique en partie leur résistance au programme antimissile américain.

Ces dernières années, il y a donc eu une accélération du rythme de remplacement des anciens missiles intercontinentaux construits pendant la période soviétique. Par ailleurs, il y a eu des efforts damélioration des missiles censés devenir plus performants par rapport aux défenses antimissiles. La Russie a conçu de nouveaux missiles lancés en mer à partir de sous-marins, même si le complexe industriel de défense a montré ses limites.

Les échecs répétés dans le développement du missile Boulava en sont un exemple : ce nouveau missile stratégique lancé en mer a rencontré beaucoup de difficultés dans son développement. Cela peut s’expliquer par la rupture d’un certain nombre de liens industriels suite à l’éclatement de l’URSS, par la perte de compétences et l’absence de contrôles qualité dignes de ce nom et par des conflits d’intérêts entre différents acteurs du complexe industriel. Le missile finira par être mis au point même si cela a pris énormément de temps et a contribué à ternir la crédibilité de l’industrie d’armement russe. Cette histoire est assez emblématique de l’état de l’industrie d’armement nationale.

Il y a cependant un nouvel effort de modernisation et de renforcement des forces nucléaires stratégiques, parce que la Russie considère que c’est la clé de sa souveraineté et de sa capacité de résistance face aux États-Unis. On l’a bien vu dans le contexte de la crise ukrainienne : la Russie, à travers divers essais et exercices mettant en œuvre sa force nucléaire, souhaite rappeler qu’elle est une puissance nucléaire et que l’on ne peut pas gérer une crise avec une puissance nucléaire de la même manière qu’on la gère avec une puissance qui ne l’est pas…

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Isabelle Facon est maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes. Elle a consacré de nombreux travaux à la politique étrangère de la Russie. Elle est également maître de conférences à l’Ecole polytechnique (séminaire sur l’Eurasie) et enseigne à l’Institut Catholique de Paris.

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