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Ukraine: les élections de la dernière chance?

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Les Ukrainiens sont appelés aux urnes dimanche 25 mai pour élire un nouveau président, après le départ de Viktor Ianoukovitch en février dernier. (Crédit photo: Andrey Burmakin / Shutterstock.com)

JOL Press : L’Ukraine s’apprête à organiser des élections dimanche. Alors que le contexte est extrêmement tendu dans l’est du pays, pensez-vous que ces élections arrivent trop tôt ?
 

Annie Daubenton : Au contraire, celles-ci sont très attendues par toutes les parties. La légitimité du pouvoir ukrainien est déniée par Moscou depuis la fuite du pays du président Ianoukovitch le 22 février dernier. Un pouvoir « provisoire » en attendant précisément une nouvelle élection présidentielle fixée au 25 mai a été instauré. Et remise en vigueur la Constitution de 2004 afin que les pouvoirs abusifs dévolus à la présidence par le précédent régime soient rééquilibrés en faveur du parlement. Les députés ont massivement souscrit à cette nouvelle configuration. Le scrutin du 25 mai respecte à la lettre le calendrier fixé il y a trois mois.

Cette élection est donc d’une extrême importance, à la fois pour légitimer le pouvoir, pour redonner à l’État ukrainien une assise politique, autant vis-à-vis de sa société qu’au niveau international, et montrer – on peut l’espérer – qu’un scrutin non entaché de fraudes peut se dérouler dans ce pays, ce qui n’a pas été le cas depuis des années.

JOL Press : Un certain nombre d’électeurs ukrainiens vont cependant avoir des difficultés à voter dans l’est du pays ou en Crimée, de facto rattachée à la Russie… Peut-on parler d’élections démocratiques, si une partie de la population ne vote pas ?
 

Annie Daubenton : L’Ukraine est d’une certaine manière en état de « guerre » – même s’il s’agit d’une « guerre cachée » selon l’expression de plus en plus souvent employée – et une partie de son territoire a été annexée. Le fait que le vote soit empêché dans une grande partie de la Crimée est probable, même si les habitants ont déjà pris des dispositions pour que plusieurs bureaux de vote y soient ouverts. Il est clair que les difficultés ne manqueront pas également dans le Donbass où les forces dites « pro-russes » ont manifesté leur volonté de faire une nouvelle tentative de déstabilisation en prenant, de force, certains bureaux de vote.

Il s’agit d’événements d’une extrême importance, mais il faut souligner qu’ils sont très localisés et non moins instrumentalisés – le plus souvent avec une grande violence.

Le caractère démocratique du scrutin dans son ensemble doit être examiné selon d’autres paramètres : la manière dont il va se dérouler dans l’ensemble du pays, la participation, le dépouillement, l’absence de fraudes. Sur ce plan, ce sera aux organisations internationales comme l’OSCE qui envoie un millier de scrutateurs d’émettre son verdict sur le caractère régulier du suffrage.

JOL Press : Le Parlement ukrainien a adopté mardi un mémorandum de paix pour appeler les différentes parties à renoncer à la violence. Cela suffira-t-il à calmer le jeu ?
 

Annie Daubenton : Ce type de mémorandums – fruit de conciliations politiques à l’intérieur du Parlement et lors des tables rondes qui se sont tenues dans 3 villes du pays – relève plutôt d’une tentative d’obtenir des garanties pour les pourparlers à venir. Il s’agit essentiellement de la question de la langue, la boite de Pandore pour des concessions plus avancées. Ceci est de fait très décalé par rapport à la situation de terrain.

Pour l’instant, on peut prendre acte du fait que les troupes russes ont reculé sur le front est de l’Ukraine. Plusieurs forces pro-russes demandent à nouveau l’aide de Moscou, ou commencent à se réfugier en Russie. Il faut se garder de tout optimisme, mais ce sont les signes les plus prometteurs pour une véritable désescalade.

JOL Press : Doit-on néanmoins s’attendre à de nouvelles provocations sur d’autres points du territoire ?
 

Annie Daubenton : Les grandes villes du centre et de l’Ouest de l’Ukraine sont totalement calmes. Le reflux des forces pro-russes auquel nous assistons semble montrer que le Kremlin renoncerait à une intervention totale ou par groupes interposés, même s’il faut rester très prudent.

Si la Russie appuyait jusqu’au bout la création d’enclaves comme la République du Donbass ou celle de Louhansk, ces zones, détachées du reste de l’Ukraine, deviendraient le lieu de nouveaux « conflits gelés » comme on l’a dit pour la Transnistrie [République autoproclamée indépendante à l’est de la Moldavie, ndlr]. Celles-ci ne pourraient subsister que grâce à une aide financière importante du Kremlin, et sans garantie de stabilité. Faire des nouvelles « Transnistrie » à l’intérieur du territoire ukrainien est une absurdité que les stratèges russes comprennent sans doute parfaitement.

Par ailleurs, le fait que certains oligarques ukrainiens comme Igor Kolomoïsky – gouverneur de Dniepropetrovsk et 3ème fortune du pays -, aient manifesté leur patriotisme et placé toutes leurs forces – financière et de défense – pour protéger le territoire, s’est révélé d’une grande efficacité. Kolomoïsky a également fait pression sur Rinat Akhmetov, première fortune du pays, qui jusqu’à présent jouait la partie plutôt avec le Kremlin.

Il vient de changer de stratégie en appelant à lutter contre les séparatistes et en demandant à la population du Donbass de se mobiliser massivement pour la défense du pays. Chaque jour à l’heure dite une mobilisation massive et ponctuelle se produit. Dont acte.

JOL Press : L’objectif du prochain président ukrainien sera-t-il de décentraliser le pouvoir ?
 

Annie Daubenton : C’est une des questions les plus délicates. Tout dépendra d’abord du président élu. Y aura-t-il ou pas un 2ème tour ? Le Kremlin tentera-t-il de déstabiliser de nouveau le pays entre les deux tours afin de justifier sa non-reconnaissance de la légitimité du pouvoir ? Beaucoup de questions restent posées. Même s’il ne faut pas trop s’avancer dans une telle situation, on peut penser que Vladimir Poutine va attendre le déroulement des élections, qui sera le président sortant et dans quelle mesure il peut négocier avec lui, y compris pour ce qu’il appelle le « fédéralisme », souvent retranscrit comme une décentralisation du pouvoir.

Sous le terme de « décentralisation » peuvent entrer des aspirations très diverses, qui commencent avec la reconnaissance de la langue russe – négociable – et finissent par une « fédéralisation » totale, rêvée un temps par Moscou, et qui aboutirait de fait à l’éclatement du pays. On n’en est pas là et de loin.

Un projet de nouvelle constitution est en cours d’examen à la Commission de Venise[1] et sera l’objet d’encore bien des révisions avant d’être voté. Qu’il y ait maintenant une aspiration à la déconcentration du pouvoir au bénéfice des régions est une évidence à laquelle le nouveau pouvoir ne pourra pas échapper, même si le moment n’est pas idéal : il est un temps pour les réformes et l’état de guerre latent qui a attisé les passions durant ces derniers mois n’est pas forcément favorable à des décisions sereines et bien pesées. 

La « fédéralisation » du pays – à ne pas confondre avec une régionalisation à l’occidentale – est un des vecteurs sur lesquels Moscou continue de peser. S’agirait-il d’un pouvoir économique accru et l’on voit déjà le danger de disparité entre les régions qui « donnent » au budget et celles qui en dépendent ? A plus forte raison, on voit mal le pouvoir de Kiev étendre cette déconcentration à la politique étrangère ou à la défense, absurdité totale, parfois avancée. D’ailleurs, je ne pense pas non plus que le Kremlin, étant donné ce qui se passe actuellement, en ait véritablement envie.


[1] Organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Annie Daubenton est journaliste, chercheur et spécialiste de l’Ukraine. Elle a été conseillère culturelle à l’Ambassade de France à Kiev (1998-2001) et correspondante à Moscou pour Radio France (1993-1997). Elle a aussi publié Ukraine : les métamorphoses de l’indépendance, éditions Buchet-Chastel, 2009 (réédité en 2014), et tient un blog pour « Alternatives Internationales ».

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