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L’Égypte, entre haine du Hamas et timide soutien aux civils de Gaza

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La position ambiguë de l’Égypte
 

JOL Press : Comment le conflit entre Israël et le Hamas est-il perçu en Égypte, à la fois par le pouvoir et par la population ?
 

Marc Lavergne : Il y a en effet différents niveaux d’analyse. Il y a la dimension politique, qui concerne les gouvernants et les acteurs politiques égyptiens, leurs rapports au Hamas et à Israël, et il y a le sentiment de la population, tel qu’on peut le percevoir et l’imaginer. La toile de fond de ces deux dimensions, c’est une ambiguïté de la relation entre les Égyptiens et les Palestiniens. Les Égyptiens ont toujours le sentiment de s’être battus pour la Palestine, et finalement de ne pas avoir été aidés en retour. Au niveau gouvernemental, le maréchal al-Sissi, récemment élu, n’a aucune sympathie politique pour le Hamas. Au contraire, c’est un ennemi juré. Il se réjouit donc de ce qu’Israël est en train de faire.

Au sein de la population égyptienne prévaut un sentiment de solidarité et de pitié pour la population de Gaza – qui ne soutient pas forcément le Hamas – mais il n’y a pas de mobilisation pro-palestinienne car les règles sont bien posées. L’armée égyptienne est en effet prête à tirer sur toute manifestation qui exprimerait une voix dissonante par rapport à la position prise par le gouvernement. Les Égyptiens le savent et ne bougent pas. D’autant que les difficultés propres à l’Égypte sont très importantes, surtout en cette période de fin du ramadan, qui devrait être une période de fête. Les Égyptiens sont tournés vers leurs propres problèmes, un peu indifférents à ce qui se passe à l’extérieur.

JOL Press : Que représente la bande de Gaza aujourd’hui pour l’Égypte ?
 

Marc Lavergne : Aujourd’hui, Gaza est importante d’un point de vue économique pour l’Égypte. Celle-ci est en effet impliquée dans le ravitaillement de Gaza par les tunnels où passent les marchandises. Certaines personnes au sein des autorités égyptiennes tirent profit de ces tunnels, à la fois pour fermer les yeux sur leur activité et aussi pour ravitailler la bande de Gaza en essence, en produits de première nécessité, en ciment, etc.

Quand le gouvernement de Mohamed Morsi et des Frères musulmans, alliés du Hamas, était au pouvoir en Égypte, cela fonctionnait bien. Depuis l’accession d’al-Sissi à la présidence, son gouvernement a fait fermer les tunnels par crainte d’infiltrations d’agents et de combattants du Hamas venus aider les Frères musulmans en Égypte. Al-Sissi a donc adopté une politique beaucoup plus radicale. Pour schématiser, il est au service des Saoudiens et des Américains et endosse la politique israélienne.

JOL Press : L’ex-président Mohamed Morsi a salué la « résistance palestinienne contre Israël ». Que reste-t-il des Frères musulmans en Égypte aujourd’hui ? Quelle influence ont-ils sur la population ?
 

Marc Lavergne : Sur cette question, je pense qu’on ne peut que spéculer, en s’appuyant sur certains indicateurs que l’on a déjà, comme l’expression libre des Égyptiens qui s’est exprimée entre 2010 et 2012 , en faveur des Frères musulmans. La répression aveugle, sanglante, sans compromis ni négociations, menée ensuite sur les Frères musulmans, les a rendus sympathiques auprès de la population, d’autant plus que le gouvernement d’al-Sissi ne parvient pas à résoudre les problèmes internes de l’Égypte et ne remplit par les assiettes.

Les Frères musulmans regagnent un capital de sympathie dans l’opinion publique égyptienne et le Hamas aussi, dans la mesure où prévaut une vision manichéenne d’affrontement entre le bien et le mal, les victimes et les vainqueurs. Le peuple égyptien se met spontanément du côté des victimes et ne fait pas corps avec l’institution militaire ou la minorité occidentalisée et riche de l’Égypte.

Il y a un sentiment humain de proximité des Égyptiens pour la population de Gaza – pas forcément pour le Hamas, qui n’est pas soutenu par toute la population de Gaza – et le sentiment que ce qui leur arrive pourrait arriver à tous ceux qui veulent résister.

JOL Press : L’Égypte avait servi de médiateur en 2012 lors de la précédente crise entre Israël et le Hamas. Pourrait-elle aujourd’hui à nouveau adopter cette posture ?
 

Marc Lavergne : Vis-à-vis de sa population et du monde arabe, l’Égypte souhaite paraître comme un médiateur, afin de rendre au pays le rôle historique qu’il a eu, de pivot des nations arabes et de siège de la Ligue arabe. Mais la médiation proposée par l’Égypte est biaisée en faveur d’Israël.

Elle tend la main au Hamas dans la mesure où le Hamas se met à genoux : ce n’est pas une médiation de facilitateur extérieur. C’est la volonté de présenter au Hamas une alternative acceptable – parce que présentée par des arabes – de reddition. Il ne s’agit donc pas de faire pression sur Israël au nom du Hamas, mais plutôt de faire pression sur le Hamas au nom d’Israël.
 

« L’Égypte cherche avant tout à se protéger »
 

JOL Press : De nombreuses manifestations pro-palestiniennes ont eu lieu dans la plupart des pays arabes mais pas en Égypte. L’Égypte d’al-Sissi est-elle en train de perdre, dans le monde arabe, ce rôle de pivot dont vous parliez ?
 

Marc Lavergne : L’Égypte a exercé une influence dans le monde arabe à partir du moment où elle était respectée et respectable, où elle avait une puissance militaire indépendante et où elle était soutenue par l’URSS. Aujourd’hui, la Guerre froide est finie, le mouvement des non-alignés auquel appartenait l’Égypte (soutenue par la Chine, l’URSS, l’Inde etc.) n’existe plus.

L’Égypte a perdu tous ces soutiens et n’a plus d’armée efficace ni autonome. Son armée est entretenue par les Américains, mais n’a aucune capacité d’intervenir dans les pays voisins. On le voit actuellement avec le désordre libyen : il paraît inimaginable que l’Égypte intervienne en Libye pour imposer un cessez-le-feu.

JOL Press : Les cartes du Moyen-Orient sont en train d’être redistribuées… Quel impact cela a-t-il sur l’Égypte ?
 

Marc Lavergne : L’Égypte se réjouit que le Qatar et la Turquie, principaux soutiens au Hamas, soient coincés. Car la guerre que mène Israël en ce moment est aussi menée contre ces deux pays, qu’Israël essaye de verrouiller et de canaliser. Là encore, al-Sissi joue sans états d’âme un jeu qu’il estime favorable à l’Égypte. Est-ce pour retrouver une place sur la scène internationale ? Je pense que ce n’est pas comme cela que le président égyptien voit les choses, car il sait très bien que le monde arabe n’a plus besoin de grand dirigeant.

La politique égyptienne n’est aujourd’hui ni régionale ni internationale, au sens où l’Égypte endosserait le costume de défenseur de la nation arabe, de l’islam ou de toute autre idéologie loin des intérêts de la mondialisation. L’Égypte n’a plus de message à passer ou d’influence extérieure à exercer. Elle cherche simplement à se protéger et à obtenir que les pays qui ont les moyens de l’aider le fassent – comme l’Arabie saoudite par exemple. Elle ne fait que payer le prix, vis-à-vis des Américains, des Israéliens et des Saoudiens, pour avoir en retour une « récompense ».

JOL Press : Y a-t-il un risque de contagion de ce qui se passe à Gaza sur le territoire égyptien ?
 

Marc Lavergne : Il pourrait toujours y avoir des opérations de soutien mais il n’y a pas de moyens pratiques et logistiques pour apporter de l’aide au Hamas qui, d’une certaine manière, n’en a pas besoin. Lui apporter plus d’armes, de munitions et de combattants ne changera pas la donne. L’armée égyptienne, aujourd’hui, est presque coordonnée avec l’armée israélienne. Il y a un partage des rôles pour contrôler la bande de Gaza et empêcher des infiltrations.

Je pense qu’on a quand même là une déstabilisation, non seulement de la région, mais aussi de tout le monde arabe et de l’Europe qui vont être, à terme, fragilisés par ce qui se passe. On va payer le prix de cette guerre pendant des décennies. Si les dirigeants arabes font corps avec Israël, ils risquent d’être délégitimés auprès de la majorité de leur population. Car il y a ce sentiment diffus de victimisation dans tout le monde arabe, frustré de ses révolutions, qui voit maintenant dun mavais oeil la répression qui s’abat sur tout ce qui bouge.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Marc Lavergne est directeur de recherche au CNRS et chercheur au GREMMO (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-orient). Il est spécialiste de l’Egypte, du monde arabe et de la Corne de l’Afrique.

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