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Ukraine: la prise de Sloviansk, première manche du «bras de fer»

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(Crédit photo: Oleg Zabielin / Shutterstock.com)

JOL Press : Pourquoi les séparatistes pro-russes ont-ils lâché Sloviansk ?
 

Annie Daubenton : Sloviansk a été lâché pour plusieurs raisons. Les séparatistes n’ont pas reçu de Moscou le soutien qu’ils espéraient. Cela risquait de déclencher une nouvelle vague de sanctions qui ne sont actuellement dans l’intérêt ni économique ni diplomatique de la Russie qui se retrouve dans un relatif isolement.

Par ailleurs, on a assisté à des divisions au sein des séparatistes et de certains oligarques ukrainiens hésitant à les soutenir (en particulier l’ambiguïté de R. Akhmetov). Cela a joué en « faveur » de cette victoire du pouvoir de Kiev, importante psychologiquement mais qu’il ne faut pas non plus surestimer.

Les forces séparatistes qui ne se sont pas enfuies en Russie sont maintenant entrées plus profondément dans le Donbass, et surtout dans des villes très peuplées, comme Donetsk. Cela annonce une autre phase du conflit, encore plus délicate.

JOL Press : Pourquoi Vladimir Poutine ne les a-t-il pas soutenus ?
 

Annie Daubenton : Les sanctions économiques ont frappé non seulement l’environnement proche de Vladimir Poutine mais commencent aussi à toucher les classes moyennes. Une partie de celles-ci soutiennent le Kremlin mais aspirent aussi à autre chose qu’un simple bol d’air économique.

Vladimir Poutine a donc des problèmes avec son opinion intérieure. Il a notamment fait passer une nouvelle vague de lois que l’on peut qualifier de liberticides, concernant l’utilisation d’Internet et des réseaux sociaux. Il y a là une double conjoncture qui fragilise le pouvoir de Moscou et pourrait se retourner contre lui. C’est en tout cas dans ce sens que vont les commentaires de la presse russe et de certains hauts-responsables comme l’ancien Premier ministre E. Primakov. Cette reprise de Sloviansk est un tournant aussi bien pour la Russie que pour l’Ukraine.

JOL Press : L’armée ukrainienne avance à Donetsk. Quel est son objectif et quelles sont ses prochaines « batailles » ?
 

Annie Daubenton : L’objectif de Kiev est clair : il s’agit de récupérer le Donbass dans un premier temps, puis la Crimée, mais c’est une autre paire de manche. La ville de Donetsk compte plus d’un million d’habitants. A part Luhansk, les forces séparatistes étaient surtout localisées dans les petites villes de l’est du Donbass, elles refluent désormais vers les grandes villes de l’Est.

Cela représente une grande difficulté pour l’armée ukrainienne : se trouve là une population civile importante. De nombreux armements sont entrés dans le pays dont la frontière orientale n’est toujours pas fermée. C’est une situation de terrain extrêmement délicate qui peut contribuer à enliser le conflit.

JOL Press : Pourquoi le cessez-le-feu n’a-t-il pas fonctionné ?

Annie Daubenton : Le Kremlin a mené une bataille diplomatique relativement habile pendant plusieurs semaines, appuyé par l’Union Européenne et l’OSCE. Il a tenté de favoriser des négociations qui mettraient, autour de la table et sur le même plan, des représentants des forces séparatistes « pro-russes », des représentants de l’OSCE et des forces ukrainiennes qui pouvaient lui être favorables, comme l’ancien président Koutchma, discrédité au sein de la population et principal supporter de l’ex-président Ianoukovitch.

Voilà qui pouvait contribuer à donner une sorte de légitimité aux représentants des républiques auto-proclamées de l’est du pays. Le but visible était rhétorique : parvenir à un cessez-le-feu et répondre à un plan de paix. Mais celui-ci a été plutôt mis à profit pour renforcer les intrusions des séparatistes. Il a été rompu à de multiples reprises et fait de nombreuses victimes.

Le président Porochenko a donc décidé le 30 juin de mettre fin unilatéralement au cessez-le-feu et après une conversation téléphonique au cours de laquelle les présidents russe, français ainsi que la chancelière allemande, ont tenté de le pousser à prolonger l’arrêt des combats, mais qui n’était effectif que d’un côté.

Le président ukrainien est lui-même pris en tenaille entre ses engagements vis-à-vis de l’Union européenne (l’Accord d’Association a été signé le 27 juin), ses propres convictions et la société qui ne peut accepter que les soldats soient pris pour cibles sans pouvoir se battre. Il est contraint, aussi par son opinion, d’aller de l’avant et le plus vite possible pour tenter d’épargner des populations extrêmement exposées et éviter l’enlisement. Y arrivera-t-il ? C’est une autre question. Dans une guerre comme celle-là, on ne peut prendre acte que de chacun des épisodes l’un après l’autre.

JOL Press : En même temps, on a vu une certaine reprise du dialogue entre Petro Porochenko et Vladimir Poutine ces dernières semaines…
 

Annie Daubenton : C’était il y a déjà plusieurs semaines, sous pression internationale et dans le but de favoriser la signature de l’Accord d’Association avec l’UE dont le refus fut le déclencheur des événements de 2013/2014. Aujourd’hui, le dialogue est interrompu, même si P. Porochenko a déclaré être prêt à tout moment de le reprendre si les conditions en sont respectées.

Le cessez-le-feu n’a fait que favoriser l’entrée de nouvelles munitions et de forces pro-russes. On est là face à une difficulté fondamentale à sortir de l’impasse par le biais diplomatique. Si la Russie concrétise son « intervention », elle risque la 3ème vague de sanctions.

Par ailleurs, Angela Merkel est elle aussi face à son opinion qui n’est pas toujours en faveur d’un soutien ou d’une voie négociée avec Vladimir Poutine. Ce sont tous ces enjeux qui auront un impact important sur la manière dont vont se dérouler les prochaines étapes, militaires et avec sans doute de nouvelles tentatives diplomatiques.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Annie Daubenton est journaliste, chercheur et spécialiste de l’Ukraine. Elle a été conseillère culturelle à l’Ambassade de France à Kiev (1998-2001) et correspondante à Moscou pour Radio France (1993-1997). Elle a aussi publié Ukraine : les métamorphoses de l’indépendance, éditions Buchet-Chastel, 2009 (réédité en 2014), et tient un blog pour « Alternatives Internationales ».

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