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L’Irak entre morcellement du territoire et fragile union face aux djihadistes

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(Crédit photo: Marcio Jose Bastos Silva / Shutterstock.com)

Prise de conscience collective
 

JOL Press : Le gouvernement de Bagdad a déclaré qu’il aiderait les Kurdes dans leur lutte contre l’Etat islamique. Que révèle cette « union sacrée » entre le gouvernement chiite et le Kurdistan, d’habitude en froid ?
 

Myriam Benraad : Je pense qu’il ne faut pas extrapoler cette notion d’union sacrée qui, à mon avis, est un peu excessive. Elle n’efface pas le contentieux qui oppose les Kurdes à Bagdad depuis de nombreuses années. Il y a cependant clairement une prise de conscience collective du danger représenté par l’Etat islamique, qui aboutit à cette convergence d’intérêts et à cette coopération entre Bagdad et les Kurdes.

Ces derniers accueillent aujourd’hui l’aide de Bagdad beaucoup plus ouvertement que par le passé, car les peshmergas [combattants kurdes] ont récemment enregistré des échecs très importants. C’est la première fois que les peshmergas font face aux djihadistes avec une telle ampleur. Cela montre que les Kurdes, pourtant bien entraînés et équipés, ont finalement tendance à céder devant la puissance de feu des djihadistes.
 

Vers une partition ?
 

JOL Press : On a beaucoup évoqué ces derniers temps une possible partition de l’Irak en trois régions (kurde, sunnite et chiite). Un tel scénario est-il probable ?
 

Myriam Benraad : La thèse de la tripartition ne correspond pas totalement à la réalité. Il y a, il est vrai, un phénomène d’effritement et de morcellement du territoire irakien autour d’un certain nombre d’autonomistes, au premier rang desquels se trouvent les Kurdes qui disposent aujourd’hui d’une région autonome mais qui, on le voit, font face à la conquête des djihadistes et à leur progression.

Il y a des tendances autonomistes dans le sud chiite, ainsi que du côté sunnite. Mais il y a plus largement des divisions au sein de chaque communauté, entre une tendance centraliste qui appelle à la renaissance d’un Irak national – on trouve des nationalistes à la fois chez les chiites et les sunnites, évidemment beaucoup moins chez les Kurdes – et une tendance fédéraliste et autonomiste qui considère que l’idée de refonder un Irak national n’est plus d’actualité, et qu’il faut désormais adopter une politique d’autonomisation des provinces.

En même temps, cette tendance est aujourd’hui complètement débordée par la conquête djihadiste qui s’est finalement imposée à tout le monde, de la Syrie à l’Irak, et a pris le contrôle d’un pan important du territoire, qui a lui-même une continuité.
 

Les djihadistes progressent au nord
 

JOL Press : Pourquoi les djihadistes s’attaquent aujourd’hui aux peshmergas kurdes dans le nord, plutôt que de viser Bagdad ?
 

Myriam Benraad : Parce que les peshmergas ont réussi à faire quelques avancées militaires ces dernières semaines, et représentent potentiellement un danger à cette continuité territoriale qui a été établie de la Syrie vers l’Irak.

Voilà pourquoi les djihadistes sont dans une confrontation avec les Kurdes : ils veulent maintenir cette continuité et surtout la consolider, afin de faciliter les flux de combattants, d’armes et d’argent. Ils ne peuvent pas laisser les Kurdes faire barrage. Alors qu’on pensait que les islamistes s’en prendraient d’abord à Bagdad – qui est, historiquement, la capitale du califat abbasside – on voit que la bataille se tourne aujourd’hui plutôt vers le nord pour consolider leur progression.

JOL Press : Quel choix est laissé aux minorités dans cette progression des djihadistes ?
 

Myriam Benraad : Les djihadistes sunnites radicaux sont dans une perspective confessionnelle d’homogénéité sunnite. Cela signifie l’élimination des minorités chrétiennes, yazidis, shabaks, et évidemment des chiites, premiers adversaires des djihadistes, pour établir un califat purement sunnite.

Les populations, face à cela, se trouvent devant trois options : la première, c’est la fuite, quand elles le peuvent – on voit l’ampleur des déplacés et des réfugiés aujourd’hui. La deuxième, c’est la conversion au sunnisme, que peu de populations acceptent. Ce qui nous mène à la troisième option : la mort, si les minorités refusent de se convertir. C’est une logique de terreur complète et de « pureté » sunnite de la part des djihadistes qui, selon eux, obéit aux règles de l’islam des origines.

JOL Press : Les députés irakiens ont élu un nouveau président de la République et un président du Parlement. Le Premier ministre Nouri al-Maliki, lui, s’accroche au pouvoir… Pourquoi ne veut-il pas céder sa place ?
 

Myriam Benraad : Tout simplement parce qu’il aime le pouvoir. Il y est depuis huit ans et a fait part très tôt de sa volonté de sy maintenir. Il avait par ailleurs qualifié les manœuvres contre sa reconduction d’« anticonstitutionnelles », rappelant qu’il revenait aux Irakiens de trancher, chose qu’ils ont faite en plaçant sa coalition en tête lors des dernières élections.

Maliki craint également d’être jugé pour sa politique s’il perd le pouvoir, puisqu’il a cristallisé contre lui un certain nombre d’oppositions et de critiques très virulentes. Il a finalement peur d’être victime de sa propre politique autoritaire.

Il y a enfin l’incapacité à lui trouver un remplaçant. Car si les Etats-Unis, l’Iran, et une partie de la communauté chiite, dont l’ayatollah Sistani, s’accordent sur le fait que Maliki n’est pas la bonne option, ils ont été incapables de trouver un remplaçant. Cela sert la stratégie de Maliki qui, en décidant d’envoyer l’aviation irakienne pour aider les Kurdes, se pose en leader, en « homme de la situation ».
 

Statu quo
 

JOL Press : Comment risque d’évoluer la situation dans les semaines qui arrivent ?
 

Myriam Benraad : Je pense que les semaines qui arrivent seront malheureusement identiques aux dernières semaines. On va certainement vers une confrontation très violente entre Kurdes et djihadistes, mais les violences pourraient également redoubler ailleurs dans le pays, y compris à Bagdad. Je pense également que Maliki a toutes ses chances de garder le pouvoir.

On reste en fait dans le statu quo de la violence qui s’est radicalisée au cours des dernières années, et dans le statu quo de l’autoritarisme, incarné par Maliki. Cela signifie la stagnation totale du pays et un état de violence qui perdure avec des débordements régionaux en Syrie, au Liban, et finalement une déstabilisation de toute la région.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Myriam Benraad est politologue, spécialiste de l’Irak. Elle est chercheuse au CERI de Sciences Po et à l’IREMAM (Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman). Elle est, depuis plusieurs années, experte et consultante sur la problématique irakienne et le monde arabe auprès de différentes agences et organisations internationales, et pour de nombreux médias français et internationaux

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