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Ukraine: jusqu’où ira Vladimir Poutine?

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Le président russe Vladimir Poutine (Photo: Shutterstock.com)

JOL Press : Le président russe joue l’escalade contre l’Occident. Comment expliquer cette stratégie ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : De fait, le cours des choses ne va pas dans le sens de la « désescalade ». Sur le terrain militaire, dans le Donbass (Est de l’Ukraine), le pouvoir russe mène encore et toujours une « guerre couverte » à l’encontre de l’Ukraine : hommes et matériel venus de Russie renforcent ceux que l’on persiste à appeler les « pro-Russes » qui, bien souvent, sont des Russes. Ces milices et groupes paramilitaires, armés de pied en cap par la Russie, sont directement appuyés par l’artillerie russe. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer le tir de missile sol-air contre le vol de la Malaysia Airlines.

Sur le terrain de la géoéconomie, Moscou a pris des mesures évoquées plus haut (embargo alimentaire). Ces mesures ne sont pas encore décisives et c’est l’interruption des exportations énergétiques vers l’Europe qui marquerait le franchissement d’un nouveau seuil conflictuel. L’emploi de l’arme énergétique est d’un maniement délicat – l’économie russe et le financement de l’Etat reposent très largement sur l’exportation de produits bruts –, mais il ne saurait être exclu. C’est déjà le cas à l’encontre de l’Ukraine.

Les choix stratégiques faits par Poutine témoignent de sa détermination politique et de la prégnance des représentations géopolitiques (idées et rhétoriques géopolitiques, perceptions) qu’il manie. Trop longtemps, les dirigeants occidentaux n’ont pas voulu accorder de crédit à son discours géopolitique et ils se sont persuadés qu’il existait un hiatus entre la parole et les actes. Aussi, sa politique était interprétée comme une simple tentative de renforcer son pouvoir de négociation avec l’Occident. La chose était négociable (voir la diplomatie du « reset »).

En fait, Poutine s’est engagé dans une confrontation d’ensemble avec l’Occident. Il conduit une « grande stratégie » qui fait de la Russie un Etat révisionniste et perturbateur. Sur le long terme, l’idée directrice est d’élargir les frontières de la Russie, d’instaurer par la force d’autres lignes de partage (voir le thème de la « nouvelle Russie »), et donc de renverser l’ordre international public européen. L’Ukraine est la pierre angulaire de ce projet et des représentations qui l’englobent.

JOL Press : Cette stratégie peut-elle être gagnante pour Poutine ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : La Russie conserve un vrai pouvoir de nuisance et Poutine dispose des moyens d’atteindre les buts négatifs de sa stratégie : semer le chaos dans l’Est ukrainien et, par ricochet, déstabiliser l’ensemble de l’Ukraine ; maintenir Kiev dans un « entre-deux » et une situation de précarité qui l’empêche d’exercer pleinement et effectivement sa souveraineté. L’idée est de gagner du temps, de conserver des positions, dans l’attente d’une conjoncture géopolitique plus propice à l’atteinte des buts positifs de la stratégie russe : resatelliser l’Ukraine ou, à tout le moins, s’emparer de nouveaux territoires dans l’Est ukrainien ; mettre sur les rails une Union eurasienne conçue comme une structure de puissance.

Pour ce faire, il lui faudra aller plus loin et mobiliser de nouveaux moyens. De fait, la tactique de déstabilisation au moyen d’une « guerre couverte » a montré ses limites. D’une part, la population locale n’a pas suivi les agitateurs et les sicaires dépêchés sur place. D’autre part, les dirigeants occidentaux n’ont pu faire semblant de croire plus longtemps à la non-implication de l’Etat russe dans les événements et au rôle possible de Moscou comme « faiseur de paix ». A cet égard, la tragédie du vol de la Malaysia Airlines aura été un point tournant : nous sommes bien entrés dans la phase des sanctions de niveau 3.

La « guerre couverte » de Poutine avait aussi pour objectif de se maintenir sous la barre des sanctions occidentales ; la Russie et l’Occident sont désormais engagés dans un conflit géoéconomique dont les tenants et aboutissants sont politiques, au sens fort du terme. Très probablement, l’escalade des sanctions et contre-sanctions n’est pas terminée.

Si le président russe veut chercher à reprendre l’avantage sur le terrain (dans le Donbass), il sera conduit à un engagement militaire direct, et donc à une guerre non plus « couverte » mais ouverte. C’est pour cela que les dirigeants occidentaux, au sein des structures qui les rassemblent (UE et OTAN), sont des plus attentifs à la situation militaire sur les confins russo-ukrainiens. 

JOL Press : Poutine peut-il faire machine arrière ? 
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il lui est possible de faire marche arrière. Dans l’affaire ukrainienne, rien d’existentiel et de vital pour la Russie, en tant qu’Etat national, n’est en jeu. C’est au contraire l’Etat ukrainien qui combat pour son territoire : outre la « guerre couverte » menée par Moscou dans le Donbass, il ne faut pas oublier le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie, sans aucun respect pour les engagements internationaux et la signature de l’Etat russe (voir entre autre le « mémorandum de Budapest »). Indubitablement, c’est Moscou qui a pris l’initiative de ce conflit et il lui appartient d’y mettre fin.

Toute l’action diplomatique occidentale vise à assurer à Poutine une porte de sortie honorable, d’où un certain nombre de garanties sur le statut international de l’Ukraine, une rhétorique de « désescalade » et beaucoup de faux-semblants sur la prétendue bonne volonté de Poutine, peut-être dépassé par la dynamique des événements. En d’autres termes et jusqu’à ce que la réalité de la guerre et les manœuvres de Poutine ne puissent plus être niées, c’est une diplomatie d’apaisement qui a prévalu. L’apaisement a échoué et les protagonistes de ce conflit géopolitique sont entrés dans une nouvelle phase.

Au vrai, les dirigeants occidentaux ont projeté leurs propres catégories sur Poutine et la classe dirigeante russe. Confondant rationalité instrumentale et « raison droite et ordonnée », ils se sont appuyés sur l’état objectif de la Russie (une « puissance pauvre ») pour se persuader que Poutine était un « pragmatique ». A leurs yeux, cela signifiait que le président russe était un rude compétiteur, certes, mais respectait les règles du jeu. Sa politique aurait visé à renforcer sa main dans les négociations avec l’Occident, pour modifier les « termes de l’échange ». A la veille de l’annexion de la Crimée, d’aucuns voulaient encore y voir une simple gesticulation militaire, pour négocier au mieux un « deal » avec Kiev.

Poutine ne raisonne pas en ces termes et poursuit avec obstination un programme politique revanchiste, révisionniste et « réunioniste » (reconstitution d’une « Russie-Eurasie » dans les limites de l’ex-URSS). Il serait erroné de croire que le président russe est le prisonnier d’une opinion publique chauffé à blanc par la propagande et cherche à se dégager. Poutine ne semble décidément pas penser dans les termes de ses homologues occidentaux, partagés entre le jeu politique intérieur et les grandes causes planétaires. Tout cela va dans le sens d’une épreuve de force continue et dangereuse. L’OTAN est appelée à se recentrer sur la défense collective de ses Etats membres (cf. l’article 5). 

JOL Press : Assistons-nous à une nouvelle Guerre froide ? 
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Le programme politique évoqué ci-dessus et la rationalité purement instrumentale de Poutine laissent à penser que la présente guerre en Ukraine, les sanctions occidentales et le conflit géoéconomique en cours ne relèvent pas d’une simple crise conjoncturelle, virtuellement résolue au moyen de quelques ajustements réciproques. L’affaire ukrainienne a mis au jour un conflit géopolitique d’ensemble entre la Russie et l’Occident, conflit latent et trop longtemps nié. Même après l’invasion d’une partie de la Géorgie, en août 2008, Poutine était censé demeurer le partenaire naturel de l’Occident avec lequel il fallait s’entendre pour relever ensemble les défis posés par la montée de la Chine populaire.

Il faut donc penser le conflit Russie-Occident dans la durée, ce qui inévitablement renvoie à la Guerre froide, entendue comme le long affrontement Est-Ouest achevé avec la chute du mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne, l’implosion du bloc soviétique et la dislocation de l’URSS. L’époque est au présentisme mais il est bon de rappeler que ces événement ce sont produits il y a moins d’une génération, ce qui est très peu en regard de l’histoire d’une aire géopolitique particulière, plus encore de l’Histoire universelle.

Si l’on veut paraître intelligent, on rappellera que l’Histoire ne se répète pas ou que les situations historiques ne sont pas superposables. Et pourtant ! On retrouve les mêmes protagonistes géopolitiques, sur le même axe Est-Ouest, mais avec des lignes de partage plus orientales, la Russie post-soviétique ayant retrouvé les limites qui étaient les siennes au XVIe siècle, avec la Sibérie et l’Extrême-Orient en plus (ce qui fait tout de même 17 millions de km² !). De surcroît, les dirigeants russes ne cessent de se référer à la Guerre froide et sont sur une ligne révisionniste : ils dressent un parallèle entre l’Europe post-Guerre froide et la Paix de Versailles, ce qui en dit long quant à leurs intentions et modes de pensée.

Certes, l’environnement global n’est plus le même et l’« eurasisme » qui tient lieu d’idéologie à Moscou a surtout une fonction intérieure ; il n’a pas la puissance conquérante du marxisme-léninisme après 1945. Pourtant, l’expression de « Guerre froide » n’est pas inadéquate et elle a d’ailleurs été employée avant que Walter Lippman ne popularise son usage (1947). Par purisme, on peut lui préférer celle de « paix froide » mais l’idée sous-jacente est la même : une situation hybride de paix-guerre avec bien des développements possibles. De fait, nous ne sommes qu’au départ et la présente situation recèle peut-être des bouleversements géopolitiques, internes et externes.

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