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Affaire Evtouchenkov: «Le Kremlin amplifie sa logique étatiste»

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JOL Press : Qui est Vladimir Evtouchenkov ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Vladimir Evtouchenkov est à la tête du conglomérat AFK Sistema, un groupe qui comprend  notamment le principal groupe de téléphonie mobile (MTS) et le groupe pétrolier Bachneft. Quinzième fortune de Russie, il s’est tenu à l’écart de la vie politique, et s’est cantonné au monde des affaires, bien qu’il y ait toujours de fortes accointances entre la politique et l’économie en Russie.  La chose est inhérente au système russe : un autoritarisme patrimonial marqué par la confusion des genres.

JOL Press : De quoi l’accuse-t-on ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Assigné à résidence depuis mercredi 17 septembre, Vladimir Evtouchenkov est accusé de blanchiment d’argent et de détournement d’actions. Cela remonte à l’achat de la société russe Bachneft, qu’il a racheté au Bachkortostan, une république autonome au sein de la Russie. Pour résumer, on l’accuse aujourd’hui de corruption, en liaison avec le fils du président du Bachkortostan de l’époque.

Cette arrestation est un prétexte pour le Kremlin. Le monde des affaires fonctionne de la sorte en Russie. Dans le cadre de la prétendue lutte contre la corruption, un comité d’investigation a été mis en place par Vladimir Poutine : c’est bien évidemment un instrument de pouvoir.

JOL Press : Quel est l’objectif du Kremlin ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Formellement, ce n’est pas le Kremlin qui est aux commande, mais ce sont bien les hommes et cercles de pouvoir qui s’ordonnent autour de Vladimir Poutine. On songe à Igor Setchine, un proche de Vladimir Poutine, qui est le patron du principal groupe public pétrolier : Rosneft. Lui et son groupe ont principalement bénéficié du dépeçage de Ioukos en 2006. Igor Setchine voudrait désormais mettre la main sur Bachneft : c’est une logique de monopole. Tout le système économique russe est politiquement déterminé : c’est ce qu’on peut appeler une « économie de commande » ou encore un capitalisme d’Etat. Dès que Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir, il a repris le contrôle du secteur énergétique des principaux secteurs économiques russes. Cette affaire vient une nouvelle confirmer et amplifier la logique étatiste et patrimoniale du système russe. Dans l’actuel contexte politique intérieur et international, cette logique se renforce et s’accélère.

JOL Press : Difficile de ne pas voir dans cette arrestation des résonances avec l’affaire «Ioukos» ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Effectivement. On pouvait reprocher un certain nombre de choses à à Khodorkovski, sur le plan des affaires, mais tout le monde des affaires fonctionne de la sorte en Russie : la justice russe est « sélective », et aux ordres du pouvoir. Un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu il y a quelques mois que le procès qui avait été fait à Khodorkovski n’était pas équitable, et que la justice était politiquement manipulée, instrumentalisée pour être plus précis. Il est venu renforcer l’arbitrage rendu par la cour d’arbitrage de La Haye, le 28 juillet dernier : Rosneft et l’Etat russe ont été condamnés à verser à la holding GML et au fonds de pension de Youkos une indemnité d’un niveau historique (50 milliards de dollars).

JOL Press : Dans un contexte de sanctions contre la Russie, la compagnie Bachneft s’impose-t-elle comme une aubaine sur le plan économique ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : L’ensemble de l’environnement politique et économique international est en train de se transformer à grande vitesse, en liaison avec l’ « affaire ukrainienne » – le rattachement manu militari de la Crimée, une guerre par procuration, suivie d’une intervention militaire russe dans le Donbass -, celle-ci révélant la nature et les objectifs du Kremlin. Les sanctions internationales ont déjà un effet sur la santé financière des groupes publics russes, très endettés. Il n’y a pas de renouvellement des réserves pétrolières russes parce qu’il n’y a de véritables investissements dans le secteur énergétique, les grands groupes publics bénéficiant avant tout d’une rente de situation. Pour Igor Setchine, faire main basse sur la compagnie pétrolière privée Bachneft serait le moyen d’accroître les réserves propres de Rosneft, sans avoir besoin d’investir des sommes énormes. A l’évidence, ce ne serait pas une fusion-acquisition conforme aux règles de l’économie de marché…

JOL Press : Cette affaire va-t-elle, comme l’a déclaré l’homme d’affaires Anatoli Tchoubaïs, être néfaste pour les investissements en Russie ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Le « climat des affaires », comme l’on dit, est extrêmement mauvais en Russie. Entre la corruption, l’absence d’Etat de droit et les risques géopolitiques qui qui se sont amplifiés ces derniers mois, il n’y a guère d de place pour la libre entreprise. Au vrai, Vladimir Poutine ne s’inscrit pas dans une logique d’économie de marché. Son objectif n’est pas de moderniser l’économie russe pour en faire une économie de marché efficace et compétitive : il raisonne en termes d’ « économie de commande », semi-fermée et sous le contrôle du pouvoir politique, plus précisément des « siloviki » – les hommes issus des « services » et structures de sécurité – qui l’entourent.

C’est là le prolongement économique de son projet de puissance. La Russie et l’Occident sont aujourd’hui engagés dans un conflit géopolitique d’ensemble, les sanctions s’ajoutant aux sanctions, et  il y aura moins d’investissements de la part des grands groupes énergétiques occidentaux dans l’économie russe. Vladimir Poutine accélère la transformation de l’économie russe : l’objectif est celui d’une « économie de commande » achevée, au service de la politique de puissance. Ce qui essentiel pour lui, c’est ce qu’il appelle la « verticale du pouvoir » : le contrôle des hommes, des ressources, des économies, du pouvoir. Le discours du Kremlin invoque simultanément l’« orthodoxie rouge » et l’idéologie néo-eurasiste mais, dans les faits, c’est le modèle chinois qui s’impose : une forme de léninisme de marché, avec un étroit verrouillage politique. La transformation s’accompagne d’une réorientation des flux et des échanges vers la Chine populaire. Il y a encore un grand écart entre le discours et la réalité – les volumes de gaz exportés vers l’Europe sont bien plus importants -, mais c’est l’idée directrice qui anime Poutine. S’appuyer sur la Chine pour déployer sa politique révisionniste et revanchiste en Europe. Dans cette manœuvre stratégique, l’économie n’est que de l’ordre des moyens.

Propos recueillis par Louise Michel D. pour JOL Press

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Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est aussi chercheur associé à l’Institut Thomas More.

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