Site icon La Revue Internationale

Paris veut «agir» en Libye: comment peut-elle (doit-elle) intervenir?

[image:1,l]
 

Au moment où Washington s’emploie à rassembler une quarantaine d’Etats pour mener en Irak une vaste offensive contre les djihadistes de l’Etat islamique, Paris appelle la communauté internationale à se « mobiliser » en Libye.

Les raisons invoquées au Quai d’Orsay sont au moins triples.

Les raisons pour lesquelles Paris souhaite intervenir en Libye

Première raison : le sud de la Libye serait devenu un sanctuaire pour les djihadistes de la région.

De fait, tandis, qu’au nord du pays, les forces gouvernementales alliées aux partisans du général pro-américain Khalifa Haftar combattent depuis le début de l’été les milices islamistes qui ont pris la capitale Tripoli et contraint le gouvernement à s’exiler à Tobrouk, au sud, s’étend une zone grise échappant à tout contrôle de l’État, devenue une base arrière du djihadisme.

Seconde raison : le vide sécuritaire dans le sud Libye pourrait favoriser une extension de l’Etat islamique (Irak-Syrie) et de Boko Haram (Nigeria), voire « la jointure des deux califats », selon les termes employés par Jean-Yves Le Drian le 9 septembre.

Or, effectivement – et même si « leurs combattants ont des agendas régionaux et donc des priorités d’action très différentes -, sur le moyen et le long terme, l’idée que puisse s’établir des coopérations entre ces “djihadistes sans frontière”, n’est bien évidemment pas dépourvue de sens : ces groupes sont nés dans des configurations néo-coloniales où les Occidentaux ont joué des rôles de premier plan. », comme l’explique François Burgat, politologue, directeur de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM), spécialiste des courants islamistes. 

Enfin, troisième raison : la dégradation de la situation sécuritaire en Libye pourrait « entamer le processus démocratique engagé au Mali. ».

Ce point de vue, toujours exprimé par le ministre des Affaires étrangères français, témoigne aussi, selon François Burgat, qu’« outre la “culpabilité” qu’elle ressent au regard de son rôle dans la chute de Kadhafi, la France voit de toute évidence une motivation à intervenir dans la proximité du Mali, un pays où son opération Serval récente n’a malheureusement pas résolu les déséquilibres de fond (…). Le territoire libyen constituant effectivement aujourd’hui une base de repli pour ceux que les troupes françaises ont chassé du nord du Mali, une reprise en main sécuritaire dans cette zone apparaitrait donc bien, dans la logique de ceux qui la réclament, comme une sorte de « service après vente » de l’opération Serval. ».

La France en partie responsable du chaos libyen

Pour toutes ces raisons – au moins -, la France souhaite « agir ». Mais, sera-t-elle en mesure de trouver le soutien qu’elle demande alors que plus de quarante Etats sont justement près de s’engager aux côtés des Etats-Unis pour déloger les djihadistes de l’Etat islamique en Irak ?

Saura-t-elle par ailleurs faire mieux qu’en 2011 ? Il y a trois ans, la France chassait du pouvoir Khadafi, sans que cela fut suivi d’un plan sur le long-terme de reconstruction-stabilisation du pays.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans la région comme chez les experts, beaucoup estiment que les Occidentaux, et la France au premier rang, portent une lourde responsabilité dans la situation actuelle en Libye. 

Eléments de réponse avec Mattia Toaldo, spécialiste de la Libye au Conseil européen des relations internationales (ECFR).

 

JOL Press : La France appelle la communauté internationale à se « mobiliser » en Libye. Quels pays Paris espère-t-il voir se mobiliser ? Sous quelle forme ?

 

Mattia Toaldo : Il est à craindre que la France ne soit quasi seule si elle décide d’intervenir militairement en Libye maintenant.

Peut-être peut-on penser qu’il y aurait un appui logistique de la part de l’Égypte ou de certains membres de l’Otan. Cela va dépendre du contexte politique : y aura-t-il une autorisation des Nations Unies ? Cela me semble impossible.

JOL Press : Au moment où une coalition internationale, coordonnée par les États-Unis, se forme pour mener une vaste offensive contre les djihadistes en Irak, l’appel de Paris concernant la Libye peut-il être entendu ?

 

Mattia Toaldo : La reprise de la guerre contre le terrorisme en Iraq et en Syrie peut favoriser les efforts de la France pour sensibiliser ses partenaires occidentaux sur les dangers de l’expansion du djihadisme en Afrique du nord.

Toutefois, les Etats-Unis et les autres pays européens ont été très réticents à l’idée de s’engager en Irak et en Syrie. Il va sans doute être donc très difficile pour la France de les faire s’engager en Libye également… La Libye n’est pas une priorité pour la majorité des Etats européens, sauf pour l’Italie, l’Espagne et Malte [pays principalement touchés par l’immigration clandestine en provenance d’Afrique, et dont la Libye est une plaque tournante, ndlr].

JOL Press : Jean-Yves Le Drian a cette semaine exprimé sa peur que la « zone grise » qu’est devenu le sud-libyen ne favorise l’extension de l’Etat islamique et de Boko Haram, voire leur « jointure ». Intervenir en Libye permettrait-il, aussi, de frapper l’EI et Boko Haram ?

 

Mattia Toaldo : L’efficacité d’une intervention militaire en Libye dépend de plusieurs facteurs. La première chose et de savoir s’il existe un gouvernement qui soit à la fois légitime et qui contrôle effectivement l’Etat.

Seconde chose : les islamistes modérés sont-ils prêt à appuyer l’intervention militaire si l’objectif est la destruction des groupes extrémistes comme Ansar-al-Charia ? Il faut créer un contexte politique favorable si l’on veut qu’une intervention militaire vainque les extrémistes sans créer un vide au niveau du pouvoir.

Jean-Yves Le Drian a raison de soulever « le problème » libyen, oublié par la majorité des Etats européens en raison des guerres en Syrie, en Irak et à Gaza. Cela dit, il faut soigneusement préparer cette intervention en Libye – diplomatique ou militaire ; un deuxième échec de la France, qui a déjà mené l’intervention en 2011, serait très dangereux.

Si la France parvient à ce que la Libye ne soit plus ce « vide géopolitique » qu’elle est devenue, alors oui, cela aura une incidence sur la progression de l’Etat islamique et Boko Haram. 

JOL Press : Quelles seraient les cibles d’une intervention ? 

 

Mattia Toaldo : Je crois que si on veut être efficace, il faut se limiter aux groupes islamistes qui refusent la dynamique démocratique, comme Ansar Dine, et les groupes djihadistes qui se trouvent dans la région de la Cyrénaïque.

Mais, les Libyens qui appellent à l’intervention internationale, sont-ils d’accord avec cela ? Beaucoup d’entre eux veulent éliminer la totalité des islamistes, parce qu’ils pensent que tous sont responsables de l’état actuel du pays.

JOL Press : Quels seraient les alliés sur place ? Le général Haftar ? 

 

Mattia Toaldo : Le général Haftar a mis ses forces sous l’autorité du chef d’Etat major nommé par la Chambre des représentants de Tobruk [les milices islamistes ayant pris le contrôle en août de Tripoli, le gouvernement a dû s’exiler à Tobrouk, à l’est, ndlr]. Donc, lorsque l’on parle de l’armée officielle libyenne, on parle aussi des forces menées par Haftar.

Il faut être claire : intervenir dans ces conditionnes signifie prendre partie dans la guerre civile. Ce n’est pas du peace-keeping !

JOL Press : Quelles sont les chances de succès d’une intervention ? 

 

Mattia Toaldo : La Libye peut être beaucoup plus complexe que le Mali. Il faut qu’il y ait un accord politique le plus large possible entre les acteurs libyens, y compris les milices de Misrata et de la Frerie musulmane, si on veut gagner.

Cela signifie, pour leur faire signer un accord d’unité nationale, qu’il doit être clair, avant d’intervenir militairement, que notre objectif n’est pas de les éliminer. Il faut faire nettement une distinction entre les extrémistes/terroristes et les islamistes.
 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

——–

Mattia Toaldo est spécialiste de la Libye au Conseil européen des relations internationales (ECFR).

 

Quitter la version mobile