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Terrorisme en Kabylie: le «calcul cynique» du pouvoir algérien

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Un groupe islamiste algérien a annoncé, dans une vidéo postée mercredi 24 septembre, avoir décapité un randonneur français de 55 ans, Hervé Pierre Gourdel.

Les « Soldats du califat » (Jund al-Khilafa) avaient menacé d’exécuter l’otage – enlevé dimanche 21 septembre – dans les 24 heures si Paris n’arrêtait pas ses frappes contre les djihadistes de l’Etat islamique (EI), lesquels sont combattus par une coalition internationale en Irak et en Syrie, et auprès desquels le groupe a prêté allégeance.

(Lire aussi : Otage français en Algérie: qui sont les Soldats du califat ?)

Hervé Pierre Gourdel a été kidnappé dans le nord de l’Algérie, à 150 km à l’est d’Alger, dans le massif du Djurdjura, dans la région montagneuse de Kabylie. Zone de non-droit, le terrorisme est depuis de longues années résiduel sur ce territoire.

Pourquoi la Kabylie reste-t-elle un repaire de terroristes ?

Selon certains observateurs, Alger chercherait déjà à se dédouaner en inscrivant l’exécution du Français dans un contexte international – les Soldats du califat étant affiliés au groupe djihadiste irako-syrien de l’EI. Pourtant, l’Etat algérien devrait assumer sa part de responsabilité dans les échecs de la lutte anti-terroriste en Algérie.

L’éclairage de Kader A. Abderrahim, chercheur associé à l’Iris, spécialiste du Maghreb et de l’islamisme, et Maître de conférences à Sciences Po Paris.

 

JOL Press : En quoi la topographie de la Kabylie fait-elle de la région un repaire idéal ?

 

Kader A. Abderrahim : C’est une région dont certains sommets cumulent jusqu’à 4000 mètres, comme c’est le cas du sommet du Djurdjura. C’est une région très boisée, avec des centaines de vallées, des milliers de grottes, dans lesquelles les terroristes peuvent se terrer, cacher des vivres, des munitions… La Kabylie, de ce point de vue là, est l’endroit idéal pour continuer à mener une guérilla contre les autorités d’Alger.

L’Histoire résonne de manière bien cruelle à un demi siècle d’intervalle : les terroristes qui cherchent aujourd’hui à mettre à bas le régime algérien se cachent dans les mêmes grottes et utilisent les mêmes moyens que ceux de leurs aînés qui, dans les années 50, avaient trouvé refuge dans les montagnes de Kabylie pour combattre l’armée française…

JOL Press : La Kabylie est-elle une région « abandonnée » par l’Etat algérien ?

 

Kader A. Abderrahim : C’est une région effectivement abandonnée, qui est dans un état absolument lamentable. Il n’y a plus de services communaux, le courrier ne fonctionne plus, l’administration ne fait plus son travail, les routes ne sont plus entretenues, les communications sont très difficiles…

Il n’y a tout simplement pas d’investissements en Kabylie. Une ville comme Tizi Ouzou est une ville complètement délabrée, où les ordures et les immondices mettent plusieurs jours, voire plusieurs semaines, avant d’être ramassés. La circulation est complètement anarchique. Ni la police ni les gendarmes ne font leur travail.

Une criminalité très importante s’est, dans ce contexte de vide sécuritaire, développée. Il y a ainsi très souvent des rapts, des kidnappings d’hommes d’affaires, de commerçants ou de personnalités, qu’on libère, parfois, contre rançon.

Les Kabyles se sont donc organisés en milices d’auto-défense pour se protéger. Ce qui n’est pas le fonctionnement idéal dans un pays dont le gouvernement prétend incarner toutes les valeurs ce de qu’est un Etat.

Une grande partie des immigrés algériens sont originaires de Kabylie. Ils envoient énormément d’argent, mais ils l’envoient à leurs familles ; ce n’est pas de l’argent qui revient dans le circuit économique du pays. Les Kabyles n’ont en effet pas confiance dans l’Etat.

Il y a là une rupture qui est ancienne et profonde, et qu’on mettra beaucoup de temps à combler. L’Etat est responsable d’avoir rompu le dialogue avec une partie des Algériens.

JOL Press : La Kabylie est-elle une région « punie » par Alger ?

 

Kader A. Abderrahim : Elle est punie dans la mesure où c’est une région qui a toujours été en révolte par rapport au pouvoir central.

La Kabylie a des revendications culturelles et politiques très anciennes, notamment sur plan linguistique.

La région a souvent été martyrisée par le régime, ses dirigeants ont été emprisonnés ou assassinés – y compris d’ailleurs des dirigeants historiques de la guerre d’indépendance. La relation est très compliquée entre le régime actuel issu de la guerre et la Kabylie qui s’est toujours construite en opposition à ce régime qui, du point de vue des Kabyles, n’a pas de légitimité.

La Kabylie, aujourd’hui, est en sédition, même si elle ne parvient pas elle-même à produire ou à imaginer un projet global de société. Face à cela, on a un gouvernement qui, lui-même, est incapable de réengager un dialogue social avec ses compatriotes pour tenter de trouver une voie et les moyens de redonner à la Kabylie les mêmes chances qu’au reste de l’Algérie.

JOL Press : On entend parfois dire qu’il y aurait une « entente tacite » entre les terroristes et la population locale. Qu’en pensez-vous ?

 

Kader A. Abderrahim : Les Kabyles se sont organisés eux-mêmes pour lutter contre le terrorisme puisqu’ils ne font pas confiance à l’Etat.

L’armée mène parfois de grands ratissages, mais cela ne produit pas beaucoup d’effets, parce que c’est une zone immense, très boisée, escarpée, montagneuse. Là on va entrer dans l’hiver, la neige va rendre le travail encore plus difficile pour les militaires algériens.

La question qui se pose donc ici est celle de l’efficacité des actions de l’armée algérienne. Celle-ci utilise des moyens spectaculaires (un nombre impressionnant d’hommes au sol, des bombardements…), mais n’a jamais obtenu de résultats probants.

JOL Press : Selon certains chercheurs, Alger ne chercherait plus vraiment à éradiquer cette présence djihadiste en Kabylie qui permettrait de justifier une politique sécuritaire dans le pays. Cela vous paraît-il fondé ?

 

Kader A. Abderrahim : Cela peut en effet être un calcul cynique de la part des dirigeants algériens : maintenir un niveau de basse intensité de la violence et du terrorisme en Algérie pour justifier une politique sécuritaire toujours plus dure, pour justifier des moyens toujours plus importants pour la police, la gendarmerie et l’armée.

JOL Press : La prise d’otage spectaculaire de janvier 2013 à In Amenas avait mis en évidence un certain nombre de failles dans la lutte anti-terroriste, notamment dans le renseignement…

 

Kader A. Abderrahim : C’est vrai que cela avait causé un grand traumatisme à l’intérieur des services de sécurité algériens. Cette prise d’otage spectaculaire a ainsi provoqué des règlements de compte très importants : un certain nombre de généraux ont été mis à la retraite d’office, des officiers ont été écartés…

Il y a également eu une réorganisation des services de renseignements, qui, aujourd’hui, dépendent quasi directement ou du ministre délégué à la Défense ou du Président de la République lui-même.

On a tenté de tirer les enseignements de cet échec. Pour autant, l’exécution de l’otage français prouve que cela ne met pas à l’abri l’Algérie du terrorisme, qui reste une question importante même si elle est extrêmement marginale.

Il ne faut plus chercher de réponse militaire à cette question aujourd’hui. Il faut une réponse politique. Cela doit passer par un réengagement de l’Etat auprès de la population, auprès de tous les citoyens. Le gouvernement devrait ainsi par exemple convier ses compatriotes à une grande conférence nationale sur cette question de la violence et du terrorisme. Sinon, le risque est de voir traîner cette question de la violence durant des décennies encore.

JOL Press : Le terrorisme résiduel en Kabylie est-il dû à l’incompétence de l’Etat ou bien à son indifférence, voire à son rejet de cette région ?

 

Kader A. Abderrahim : Je crois surtout qu’il y a un calcul cynique. Finalement, cette situation arrange le régime en place qui n’a pas beaucoup d’idées, qui n’a pas de projets, qui n’a rien à proposer à ses compatriotes.

L’Etat préfère donc gérer une situation connue et dont il n’est pas la victime plutôt que de s’engager dans une nouvelle aventure politique qui pourrait, in fine, balayer ses dirigeants actuels puisque cela pourrait déboucher sur une alternative politique. C’est une question qui n’est pas nouvelle, qui reste ouverte depuis l’indépendance en 1962.

 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

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Kader A. Abderrahim est chercheur associé à l’Iris, spécialiste du Maghreb et de l’islamisme, et Maître de conférences à Sciences Po Paris.

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