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Turquie: L’évolution du système éducatif turc fait polémique

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Photo DR Shutterstock

JOL Press : : En Turquie, des familles se mobilisent pour protester contre de nouvelles mesures prises dans le système éducatif. Que préconise la nouvelle règlementation  ?

Jean Marcou: Plus qu’une simple réglementation, c’est une évolution de fond du système éducatif turc. En fait, en Turquie, les écoliers qui entrent dans le système secondaire passent un examen d’entrée. Ils doivent donc faire des choix de filières et sont sélectionnés pour obtenir les filières qu’ils ont choisies, par un examen national (le TEOG). Le problème actuel concerne les 40 000 élèves qui n’ont pas obtenu leur choix et qui se retrouvent placés, par défaut et contre leur gré, dans des établissements confessionnels, les imam hatip lisesiler.

JOL Press : Cette affaire concerne des familles de confession alévie. Cette communauté est-elle régulièrement discriminée par l’Etat turc ?

Jean Marcou: Les alévis, communauté qui pratique une religion particulière et distincte, non seulement du sunnisme, mais aussi du chiisme et même des alaouites syriens, a toujours eu du mal à se faire accepter. Sous l’Empire ottoman, elle a  été régulièrement persécutée. Après la fondation de la République, elle aurait dû profiter de la laïcité, mais le régime républicain a plus conduit à l’instauration d’une sorte de sunnisme d’Etat qu’à une laïcisation poussée mettant toutes les religions sur un pied d’égalité. Ces dernières années, les alévis ont été particulièrement concernés par les questions scolaires. Ils ont notamment rejeté les cours de religion obligatoire, instaurés dans les écoles turques par les militaires – pour combattre les idées d’extrême-gauche, très en vogue chez les jeunes, dans les années 1970, en Turquie, après le coup d’Etat de 1980, car ces cours qui devaient être des cours de culture religieuse, sont devenus rapidement des cours de sunnisme hanéfite, la religion majoritaire en Turquie. Pour en revenir au problème actuel, certains des élèves placés dans des lycées imam hatip,  contre leur gré, sont effectivement des alévis qui rejettent une telle affectation scolaire, mais des élèves appartenant à d’autres religions minoritaires, notamment des Arméniens, sont aussi concernés.

JOL Press : Selon un récent rapport de l’Initiative de réforme de l’éducation (EGR), le nombre d’écoles imam hatip en Turquie aurait augmenté de 73%. Quelle éducation délivre ces établissements ?  

Jean Marcou: Ces établissements sont à l’origine des écoles coraniques de prédicateur, mais en réalité, elles sont devenues au fil du temps des établissements religieux confessionnels où les élèves sont soumis à un cursus de cours comparable à ceux des écoles publiques, mais avec des cours de religion plus charpentés et une sensibilité religieuse plus marquée de l’ensemble du système. A certains égards, dans la mesure où il y a une crise de l’éducation publique en Turquie, le privé confessionnel a eu tendance à relayer le public déficient de façon rampante, un peu comme cela a pu se passer en France, au cours des dernières décennies. En 1997, lors de ce qu’on a appelé le « coup d’Etat post-moderne », l’enseignement secondaire a été cœur des mesures prises par l’armée pour enrayer la montée de l’islamisme, et en particulier celle des lycées imam hatip. Au cœur du « coup d’Etat postmoderne » se trouvait en effet une réforme de réagencement et d’allongement de l’éducation obligatoire visant à bloquer le développement des lycées imam hatip. Toutefois, au cours des dernières années, les mesures prises par l’AKP ont favorisé le retour en force de ces institutions. De nombreux établissements publics ont été transformés en imam hatip au cours des dernières années. On estime effectivement à 73% la croissance de leur nombre depuis 2010.

JOL Press: En Turquie, une nouvelle loi rendant obligatoire l’éducation religieuse à l’école a poussé la Cour européenne des droits de l’homme a condamné le pays pour violation du droit à l’instruction. Comment le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu justifie-t-il cette évolution ?

Jean Marcou:  La CEDH a estimé que les enfants devaient pouvoir être dispensés de ces classes religieuses, sans que leurs parents aient à dévoiler leurs opinions et croyances religieuses. En ce qui concerne le placement d’office d’élèves dans les imam hatip, le gouvernement s’est jusitifié en disant qu’en réalité le problème ne concernait qu’une partie marginale des effectifs scolaires et n’était en somme qu’une bavure de la rentrée des classes. Il reste que ce phénomène en recoupe actuellement d’autres qui sont autant d’indices que l’AKP, depuis l’élection de Recep Tayyip Erdoğan à la présidence en août dernier, cherche à changer le système en profondeur. Ainsi, tant le premier ministre que le président ont annoncé, ces dernières semaines, leur souhait de renforcer le statut de la très importante direction des affaires religieuses (Diyanet) en donnant à celle-ci un rôle spirituel, alors qu’elle n’avait jusqu’à présent qu’un rôle purement bureaucratique (gestion de la religion sunnite hanéfite majoritaire).

JOL Press : Assiste-t-on, comme le dénoncent ces parents de confession alévie,  à une islamisation de l’école en Turquie ?

Jean Marcou: De longue date, notamment depuis le « coup d’Etat post-moderne » de 1997, l’éducation est l’un des enjeux de la confrontation entre les laïques et les conservateurs religieux. Depuis 2010, il y a une nette tendance du gouvernement à vouloir faire de l’enseignement confessionnel, la norme. Elle s’observe dans cette dernière affaire des élèves placés d’office dans des lycées imam hatip. Elle s’était aussi illustrée, en 2012, dans la réforme d’ensemble du système éducatif (dite réforme du 4+4+4), qui en fait a modifié celle accomplie au moment du « coup d’Etat post-moderne », et qui apparaissait comme une sorte de réponse du berger à la bergère.

Propos recueillis par Louise Michel D. pour JOL Press

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Jean Marcou est professeur à Sciences Po Grenoble et chercheur associé à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul

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