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Ukraine/Russie: de la crise politique interne au conflit territorial

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(Photo: Shutterstock.com)

Congo, Somalie, Nigéria, Mali, Centrafrique, Syrie, Irak, Israël-Palestine, Ukraine… La fin de la guerre froide n’a pas laissé la place à un monde en paix. Deux décennies plus tard, plusieurs dizaines de conflits armés ensanglantent la planète. Si elles ressurgissent dans certaines parties de l’Europe, la plupart des guerres se déroulent aujourd’hui dans les pays du Sud. Et leur nature a pronfondément changé. Seule une minorité d’entre elles peuvent être décrites comme des conflits interétatiques. Les autres mettent aux prises un État, souvent déliquescent, et une ou plusieurs rébellions, avec pour enjeu le contrôle du pouvoir, du territoire ou des ressources naturelles. 
 

Extrait de Nouvelles guerres – L’état du monde 2015, de Bertrand Badie et Dominique Vidal (La Découverte – 4 septembre 2014).
 

Le mouvement, plutôt bon enfant au départ, va se radicaliser après la répression violente des « berkouts » (la police antiémeute ukrainienne), fin novembre. Les différents leaders de l’opposition s’agrègent peu à peu aux manifestations, sans pour autant en prendre le contrôle. L’Europe sert désormais de décor, la principale revendication est le départ de Ianoukovitch et la fin de la corruption. Occupation de bâtiments officiels, barricades montées dans le centre-ville de Kiev, création de milices d’autodéfense : la tension monte graduellement, notamment après l’adoption, début janvier 2014, de loi jugées antidémocratiques, jusqu’à la fusillade du 20 février, où près d’une centaine de personnes vont perdre la vie sous les balles de snipers. L’identité des tireurs reste jusqu’ici assez floue : berkouts, forces spéciales russes mobilisées pour l’occasion, provocateurs payés par l’opposition pour envenimer la situation ?

L’affaire se solde en tout cas par le départ tant attendu de Viktor Ianoukovitch vers la Russie et la nomination d’un gouvernement intérimaire hétéroclite, à l’image de cette mobilisation. Il est composé de certains membres de partis traditionnels – dont Batkivshchyna (« Patrie », la formation de Ioulia Timochenko) ou Svoboda –, de personnalités issues de la société civile, mais aussi de nouvelles fractions politiques d’extrême droite ayant émergé de Maïdan, comme le Pravyi Sektor (« Secteur droit »). Une manière de rétribuer symboliquement les plus ardents sur Maïdan, enrôlés dans ces fameuses « sotnias », sorte de centuries paramilitaires mises sur pied par accointances régionales ou idéologiques, et qui ont souvent perdu des camarades dans le combat. L’arme est à double tranchant. D’abord, elle légitime publiquement un discours très nationaliste, foncièrement antirusse, voire raciste. Ensuite, elle donne du grain à moudre au Kremlin, très hostile depuis le début aux manifestants de Maïdan, et qui n’aura de cesse de seriner ensuite le refrain de la lutte contre la « junte fasciste » de Kiev.

La partition des Occidentaux est moins lisible : les Européens, prisonniers de leur dépendance gazière vis-à-vis de la Russie, sont partis dès le début en ordre dispersé, entre discours pro-démocratie mais sans substance, et implication directe dans le conflit, notamment des dirigeants est-européens. Ainsi, devant l’escalade de la violence, les ministres des Affaires étrangères allemands, français et polonais ont fait pression dès janvier en faveur d’un accord entre les autorités et l’opposition, quitte à conserver Viktor Ianoukovitch en place pendant encore plusieursmois. Cet accord sera finalement rejeté par la rue, peu favorable aux compromis.

Les États-Unis ont pour leur part adopté une attitude plus volontariste, comme en témoigne ce coup de fil de Victoria Nuland à l’ambassadeur des États-Unis à Kiev – rendu public par la télévision russe –, où l’en entend la secrétaire d’État adjointe américaine pour l’Europe s’agacer de la mollesse de l’UE. Il y a eu aussi la visite remarquée à Kiev fin décembre du sénateur républicain John McCain, lequel, fidèle aux faucons de Washington, n’a pas manqué de rappeler l’antagonisme ancestral entre la Russie et les États-Unis.

Selon Mikhaïl Minakov, politologue ukrainien, « s’il n’y a pas eu de conspiration américaine pour faire tomber le pouvoir à Kiev, on sait que certains lobbys pro-gaz liquéfié très puissants à Washington [les États-Unis entendent contrer l’offensive russe en livrant du gaz à l’UE] se sont emparés de l’opportunité du conflit pour promouvoir d’autres chemins d’approvisionnement vers l’Europe que la seule voie russe ».

Transformation en un conflit territorial

[image:2,s]L’autre grande différence avec 2004 est bien sûr le passage d’une crise politique intérieure à un redécoupage territorial du pays, avec l’annexion de la Crimée par les Russes (lesquels parlent plutôt de « rattachement »). Nombre d’observateurs ont évoqué à ce propos la mise en oeuvre d’un agenda de reconquête du Kremlin,mûrement réfléchi et entamé dès 2008 lors de la guerre russo-géorgienne. Certes, Moscou a toujours considéré la Crimée comme une terre donnée par erreur à l’Ukraine en 1954 et donc sienne. La Russie s’est aussi lassée de passer pour un État de seconde zone aux yeux du monde depuis la fin de la guerre froide. Le discours prononcé par Vladimir Poutine le 18 mars à la Douma est de ce point de vue exemplaire : « On nous a menti à plusieurs reprises, on a pris des décisions dans notre dos, on nous a placés devant des faits accomplis. Cela s’est produit avec l’expansion de l’OTAN vers l’Est, avec le déploiement des systèmes de défense antimissile, avec le report incessant des négociations sur les visas, avec les promesses non tenues de concurrence honnête et d’accès libre aux marchés mondiaux. »

Pour l’expert militaire Igor Semivolos, le pouvoir russe a surtout fait preuve d’opportunisme, voire d’aventurisme, en profitant de la confusion intérieure ukrainienne pour agiter une population criméenne majoritairement russophone, dans un territoire où la Russie possède une base navale opérationnelle, conservée au prix fort depuis 1991. « Les Russes espéraient que Viktor Ianoukovitch allait lancer une opération militaire à Kiev autour du 23 février, pour rétablir le calme dans la capitale. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Dès le départ du président ukrainien, des troupes russes ont donc été massées près de la frontière, à Tomar, alors que des militaires sans insignes investissaient la péninsule… »On connaît la suite : malgré l’opposition des Tatars (qui représentent 12%de la population), le Parlement de la région autonome vote l’organisation d’un référendum le 16 mars 2014 sur le rattachement de la péninsule à la Russie. Le pouvoir central à Kiev s’offusque, mais ne réagit pas. Finalement, il n’y aura pas de véritable conflit ouvert, et trois morts seulement au cours de l’opération, même si les résultats du référendum (plus de 96 % pour le « oui ») ne sont reconnus ni par l’Ukraine, ni par la communauté internationale. La Crimée a donc rejoint par cette opération d’autres « trous noirs » du droit international. La Russie y impose désormais sa loi (poussant au passage les pro-ukrainiens, et notamment la population tatare, sur les chemins de l’exil) mais la région fait, officiellement, toujours partie de l’Ukraine.

En guerre à l’est du pays

Ce qui s’est joué dans le Donbass, à l’est du pays, est encore plus explosif. Là encore, le pouvoir central à Kiev doit composer avec le voisin russe qui dit publiquement respecter l’intégrité ukrainienne, et dans le même temps rappelle sans cesse son « devoir » de protéger les russophones « menacés » de tous les pays. En avril 2014, après un référendum encore une fois très contesté, naissent donc la « République populaire de Donetsk » et la « République populaire de Lougansk », deux entités fantoches désormais réunies sous l’appellation d’« États fédérés de Nouvelle Russie ». Pour mener ce combat, « différents cercles de pouvoir sont imbriqués, rivaux ou partenaires au gré des circonstances », selon un diplomate européen : des séparatistes ukrainiens ou russes (mais implantés localement), des mercenaires venus de l’espace postsoviétique et notamment du Caucase (en général des professionnels de l’action armée) et enfin des éléments issus du banditisme plus traditionnel, qui profitent du chaos pour faire main basse sur une partie des richesses locales. Le gouvernement intérimaire ukrainien a été d’une « faiblesse absolue » dans cette affaire, souligne un spécialiste de la région, et c’est aussi ce qui a contribué à l’épanouissement des velléités séparatistes. « Au lendemain de Maïdan, complète le même expert, le personnel politique à Kiev n’a pas su, ou pas voulu, s’adresser à cette partie de la population, ni la rassurer sur le fait qu’elle fait bel et bien partie d’un même État. »

La réponse militaire est, elle aussi, désordonnée. Face aux séparatistes, l’armée régulière, mal dotée, côtoie des bataillons issus des centuries de Maïdan ou nouvellement formés et financés par des oligarques proches du pouvoir. Ces hommes en armes, souvent inexpérimentés, doivent normalement répondre aux ordres du ministère de l’Intérieur, mais la chaîne de commandement est loin d’être claire : c’est donc une véritable guérilla qui se joue à l’est. C’est peut-être aussi la stratégie russe : le Kremlin a conservé le silence sur les référendums successifs de l’Est ukrainien et n’a pas répondu aux demandes de rattachement des séparatistes. Si son objectif est une déstabilisation à long terme de l’Ukraine, il peut jouer le pourrissement plutôt que l’annexion pure et simple d’une région en grande difficulté sur le plan économique.

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Bertrand Badie est professeur des universités à Sciences Po et auteur de nombreux ouvrages phares sur les relations internationales, dont « La diplomatie de connivence » (La Découverte / Poche, 2013).

Dominique Vidal, journaliste et historien, spécialiste des questions internationales, est l’auteur de nombreux ouvrages sur le Proche-Orient.

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