Site icon La Revue Internationale

Comment l’EI a prospéré en Irak à la faveur du conflit sunnites/chiites

[image:1,l]

Beaucoup de sunnites, avec l’arrivée de l’EI, se sentirent libérés d’une armée irakienne qui se comportait volontiers en armée d’occupation. (Crédit : Shutterstock)

 

Le drapeau noir de l’Etat islamique (EI) flotte depuis le 7 octobre sur l’est de Kobani, en Syrie. Dans le sillage de cette nouvelle conquête territoriale, le groupe djihadiste poursuit son inexorable « gangrénage » de la région moyen-orientale. En juin dernier, son chef, Abou Bakr Al-Baghdadi, avait proclamé un « califat » à cheval entre l’Irak et la Syrie, à partir duquel celui-ci devait désormais « rayonner ».

La fulgurance de l’avancée des islamistes a pris de court la communauté internationale, qui, à la hâte, a formé en septembre dernier une coalition occidentalo-arabe, dont la campagne de raids aériens, pour l’heure, ne permet pas de faire reculer l’EI.

Le « cancer djihadiste » – pour reprendre les termes utilisés en août dernier par le président américain Barack Obama, instigateur de la coalition – prospère sur un terreau confessionnel fertile dans la région, à commencer en Irak.

Là, les djihadistes ont en effet su profiter de la marginalisation des sunnites. Jusqu’en 2003, ces derniers – pourtant minoritaires dans le pays – occupaient les postes clés au sein de l’appareil d’Etat irakien. Mais l’invasion américaine a rebattu les cartes : avec la chute du dictateur Saddam Hussein, les chiites ont pris le pouvoir, sans partage.

Depuis lors, les sunnites se sentent discriminés, et ne songent qu’à une chose : venir à bout du régime chiite honni de Nouri Al-Maliki – remplacé à la tête du gouvernement en août dernier par un homme présenté comme plus conciliant, Haïdar al-Abadi. 

L’EI, dans cette optique, apparaît donc pour les sunnites irakiens comme l’occasion rêvée de se venger des chiites, dont le pouvoir est aujourd’hui directement menacé par les islamistes. 

Mais, cette motivation répond-t-elle aux conditions d’une alliance durable et solide ? 

L’éclairage de Pierre-Jean Luizard.

 

JOL Press : Qui sont les sunnites irakiens qui soutiennent l’EI ? Forment-ils une alliance hétéroclite aux intérêts divergents, ou homogène et cohérente ?

 

Pierre-Jean Luizard : La communauté arabe sunnite d’Irak (les Kurdes sont également sunnites) représente environ 21% de la population irakienne. Elle a dominé l’Irak depuis des siècles. D’abord à travers ses élites politiques, militaires et religieuses, en tant que relais locaux de l’Etat ottoman, porte-drapeau du sunnisme face à la Perse chiite. Puis, à partir de 1920, comme alliée de la puissance mandataire britannique, qui a fondé l’Etat irakien moderne sur le modèle de l’Etat-nation européen. Il y a eu une rencontre entre le projet du colonisateur et celui des élites arabes sunnites qui a résulté en la création d’un Etat qui assurait la domination britannique et celle d’élites issues de la minorité arabe sunnite.

Cet Etat s’est construit contre la société irakienne, notamment contre les chiites et les Kurdes, qui forment plus des trois quarts de la population et qui furent exclus des rouages du pouvoir. Le régime de Saddam Hussein a été le dernier avatar de ce système politique de domination à la fois confessionnelle et ethnique.

En 2003, les Américains ont été dans l’obligation de reconstruire dans l’urgence un nouvel Etat, le chute du régime de Saddam Hussein ayant entraîné l’effondrement de l’Etat. Ils se sont adressés aux exclus du système déchu, les Kurdes et les chiites, les Arabes sunnites étant tétanisés par la perte du pouvoir à Bagdad pour la première fois dans leur histoire. Les Arabes sunnites avaient soutenu le premier Etat irakien de 1920 à 2003 à la condition d’en avoir le monopole.

Condamnés à n’être plus qu’une minorité marginalisée et sans ressources dans le cadre du système actuellement en vigueur en Irak, ils se sont majoritairement donnés au « diable » quand le gouvernement irakien de Nouri al-Maliki, dominé par les chiites, a réprimé dans la violence les mouvements de protestation de certains arabes sunnites qui, à Falloudja, Mossoul ou Tikrit, exigeaient des réformes permettant l’intégration des Arabes sunnites au jeu politique.

Le vice des systèmes de représentation communautaire, à la « libanaise », est en effet de toujours susciter des exclus. Quand il est devenu clair que le Premier ministre chiite, lui-même prisonnier de sa base électorale confessionnelle, n’avait pas le pouvoir de les intégrer, l’allégeance des arabes sunnites d’Irak envers l’Etat central a commencé à se fissurer. Les frontières coloniales artificielles, notamment celle coupant la vallée de l’Euphrate entre Irak et Syrie, imposées par la France et la Grande-Bretagne dans les années 1920, ne pouvaient que devenir le symbole d’une injustice.

Quand l’Etat islamique (EI) s’est emparé de Mossoul, en juin 2014, la majorité des Arabes sunnites d’Irak ont soutenu les nouveaux maîtres de leurs régions, même si ce soutien était souvent passif. Beaucoup se sentirent libérés d’une armée irakienne qui se comportait volontiers en armée d’occupation. Ce sentiment s’accrut rapidement quand l’Etat islamique respecta ses promesses de rendre rapidement le pouvoir aux acteurs locaux, tribus et clans de quartiers dans les villes, moyennant un certain nombre d’actes d’allégeances à l’Etat islamique.

Le soutien passif à l’Etat islamique s’est transformé en soutien plus affirmé au cours des semaines. L’effacement symbolique des frontières post-Sykes-Picot par l’Etat islamique a renforcé l’allégeance des différents acteurs arabes sunnites envers le projet politique de l’organisation djihadiste. S’ils n’avaient plus d’avenir en Irak, pourquoi ne pas regarder de l’autre côté de la frontière (les Arabes sunnites sont très largement majoritaires en Syrie).

Ce contexte politique de remise en cause de la légitimité des Etats arabes explique comment des acteurs aussi différents que les tribus, les clans des villes, les ex-officiers de l’armée de Saddam Hussein en sont arrivés à former un front commun. Car il y a un processus inédit de confessionnalisation de la communauté arabe sunnite en Irak comme en Syrie.

Historiquement, les sunnites ne se sont jamais vus comme une « communauté » : du fait de leur hégémonie démographique (près de 90% des musulmans dans le monde) et politique (à travers les califats successifs jusqu’en 1924), ils se considéraient comme l’umma musulmane. Mais leur situation dans les frontières étriquées des nouveaux Etats (Irak, Syrie, Liban) a conduit à faire naître un sentiment communautaire avec l’idée que les Arabes sunnites ont des intérêts propres à défendre face aux autres communautés.

Cette confessionnalisation rend plus difficile le retournement traditionnel des tribus, comme l’Irak en avait été témoin lors des années 2000, quand les Américains avaient acheté et armé d’anciens insurgés à condition qu’ils se retournent contre Al-Qaïda. On ne refera pas deux fois le coup des Conseils de Réveil (Sahwa) aux Arabes sunnites d’Irak. Désormais, un fort sentiment communautaire lie les ex-baassistes aux tribus et aux clans des villes.

Cette évolution n’est pas totalement nouvelle : ces mêmes ex-officiers de l’armée de Saddam, souvent originaires des villes arabes sunnites comme Tikrit, Dor, Falloudja, Ramadi, Ana, Mossoul, étaient souvent liés par les liens du sang à ces tribus et clans avec lesquels ils font cause commune. Lorsque Paul Bremer a dissout l’armée irakienne en 2003, les officiers ont tous rejoints leur région d’origine avec leurs armes.

L’armée irakienne de Saddam était bel et bien une armée confessionnelle sunnite et la confessionnalisation actuelle était déjà amorcée lorsque le « laïc » Saddam Hussein reprit un discours confessionnaliste sunnite face aux chiites durant la guerre de huit années contre la jeune république islamique d’Iran.

Il n’est pas étonnant de voir les partisans de Izzat Ibrahim al-Dori, le dernier compagnon de Saddam dont on ne sait s’il est encore en vie, se regrouper sous la bannière de l’Armée naqshabandie. Les Naqshabandis sont, parmi les confréries soufies, ceux qui ont le plus manifesté leur hostilité aux chiites au nom d’un sunnisme orthodoxe. Même si le lien de cette « Armée » avec les Naqshabandis est plus que sujette à caution, l’affichage est au moins clair. 

JOL Press : Dans quelle mesure, et depuis quand, l’appareil sécuritaire et d’Etat irakien a-t-il été infiltré avant même la prise de Mossoul par l’EI, en juin dernier ?

 

Pierre-Jean Luizard : L’effondrement de l’armée irakienne en juin, à Mossoul, puis en août, n’est pas tant due à une infiltration par l’Etat islamique des services de sécurité de l’Etat irakien, mais est plutôt la conséquence du caractère confessionnel des forces de sécurité et du conflit en cours.

Les soldats sunnites ont déserté et rejoint en masse les insurgés au nom de la solidarité sunnite ; les militaires chiites ont préféré fuir face à un ennemi réputé pour sa cruauté alors qu’ils ne se sentaient pas « chez eux » dans les villes sunnites qu’ils contrôlaient.

Ces troupes irakiennes ont surtout été entraînées à exercer des check-points (ce dont elles ont usé et abusé suscitant l’exaspération de la population) plutôt qu’à combattre un ennemi engagé dans une conquête de territoires.

JOL Press : Les sunnites irakiens, discriminés, ont soutenu l’EI par esprit de vengeance contre le régime chiite de Bagdad. Est-ce, dans cette optique, un bon calcul – à qui l’EI accorde-t-il le pouvoir dans les provinces qu’il conquière ?

 

Pierre-Jean Luizard : Les Arabes sunnites d’Irak refuseront toujours le sort qui leur est promis dans le cadre des institutions en place, légitimées par la constitution votée en 2005, à un moment où ils boycottaient les urnes.

Dans les villes conquises, l’Etat islamique a remis le pouvoir aux acteurs locaux et a retiré ses miliciens hors la ville. Une relative sécurité est revenue tandis que les marchés ont à nouveau été approvisionnés avec des prix partout à la baisse. Une campagne de terreur a dissuadé les acteurs de la corruption qui régnait sous le régime antérieur. Les services publics, souvent à l’abandon, ont été restaurés.

L’Etat islamique n’est pas à l’abri de retournements locaux de tribus comme ça a été le cas en Syrie dans la région de Dayr az-Zor. Mais la régionalisation du conflit ouvre des perspectives de chamboulements radicaux dans la région et, dans ce contexte, c’est le local qui prime. La primauté du local se conjugue avec la confessionnalisation pour donner l’avantage à l’Etat islamique.

JOL Press : Les sunnites irakiens adhèrent-ils au projet de « califat » de l’EI ?

 

Pierre-Jean Luizard : Les Arabes sunnites d’Irak sont avant tout motivés par la préservation de leur pouvoir sur leurs territoires à travers le contrôle des tribus, dans clans dans les villes, avec l’aide de conseillers de l’ex-armée de Saddam. Le projet de califat de l’Etat islamique n’était pas, à ses débuts, une préoccupation majeure au sein de la communauté.

Mais il faut se souvenir que les Alliés ont trahi en 1916-18 les promesses faites aux arabes d’instauration d’un califat arabe, à la place du califat ottoman, régnant sur un royaume arabe unifié. L’Etat islamique joue à fond la carte d’une revanche de l’Histoire dans le but de confessionnaliser encore davantage les Arabes sunnites et les faire adhérer à son projet de califat sans frontières où les ennemis sont clairement identifiés : les chiites, les Kurdes, les minorités et l’Occident.

JOL Press : Sur les territoires qu’il contrôle, l’EI impose une vision ultra rigoriste de la charia. Comment cela est-il accueilli par les populations sunnites ?

 

Pierre-Jean Luizard : Une majorité de la population accepte passivement les nouvelles normes imposées par l’Etat islamique dans la mesure où l’EI donne aux acteurs locaux ce qu’ils désirent : le contrôle de leur territoire.

Ceux qui n’acceptaient pas les nouvelles lois ont fui vers le Kurdistan ou vers Bagdad.

JOL Press : Selon certains experts, les sunnites irakiens ne seraient pas hostiles à l’intervention militaire de la coalition internationale contre les djihadistes. Peut-on imaginer que les sunnites aient instrumentalisé les islamistes de l’EI – les soutenir pour chasser du pouvoir les chiites, avant que la coalition ne les chassent eux ?

 

Pierre-Jean Luizard : Comme il a été dit, on ne refera pas une seconde fois aux Arabes sunnites le coup des Conseils de Réveil. La simple labellisation « Etat islamique » est en train de se transformer en adhésions, au moins partielles, au projet de l’Etat islamique.

Le gouvernement de Bagdad est incapable d’échapper à l’enfermement confessionnel, résultat des institutions en place.

Il y a un nouveau grand jeu qui a fait irruption au Moyen-Orient, remettant en cause Etats et frontières, et qui ne peut être réduit à des stratégies à court ou moyen termes.

JOL Press : Pourrait-on voir naître une nouvelle confrontation « sunnites contre sunnites », comme celle qui avait opposé en 2006-2007 les milices sunnites pro-américaines Sahwa à Al-Qaïda ?

 

Pierre-Jean Luizard : Les politiciens arabes sunnites de la zone verte à Bagdad ne représentent plus leur communauté.

Usama al-Nujayfi l’illustre bien. Ex-président du parlement, originaire de Mossoul, il a été récemment la cible d’une video accusatrice mise en ligne sur YouTube par l’Etat islamique. On y voit des miliciens de l’EI prendre possession du « palais » d’Usama al-Nujayfi à Mossoul dans lequel ils découvrent des « tonnes de lingots d’or » et des « millions de dollars ». L’Etat islamique a organisé une cérémonie sur la place publique à Mossoul au cours de laquelle il a « restitué au peuple » l’argent que Nujayfi, le « grand corrompu », lui avait volé. L’EI a appelé à tuer Nujayfi.

Au-delà de cette mise en scène, dans laquelle l’Etat islamique excelle, il faut reconnaître que la corruption règne en maîtresse au sein d’une classe politique qui est aujourd’hui – et c’est un point commun aux sunnites et aux chiites – unanimement rejetée.

Ceci dit, tous les Arabes sunnites ne sont pas dans le camp de l’Etat islamique. C’est en particulier le cas de tribus, comme les Juburi, qui ont des branches sunnites et des branches chiites. Par solidarité tribale, on voit donc certain acteurs sunnites tribaux du côté du pouvoir de Bagdad. Mais que peut leur offrir celui-ci ?

Certaines confréries soufies, comme la Kesnazaniyya, d’origine kurde, ont essaimé en territoire arabe et ont réussi à attirer leurs adeptes dans le camp du gouvernement.

Enfin, il y a les centaines de milliers d’habitants des villes conquises par l’Etat islamique réfugiés au Kurdistan et vers Bagdad. Mais il s’agit de populations traumatisées peu enclines à s’investir dans un combat sans merci. 

JOL Press : Mi-septembre, l’Irak, s’est doté d’un nouveau gouvernement à la suite de la démission du très controversé Premier ministre chiite Nouri al-Maliki. Les sunnites y sont-ils mieux représentés qu’auparavant ? Cela peut-il contribuer à couper un peu plus l’herbe sous les pieds de l’EI ?

 

Pierre-Jean Luizard : Le changement de Premier ministre à Bagdad n’a rien changé. On retrouve les mêmes à des postes différents. Haydar al-Abadi est un clone du système politique irakien dont l’échec est la cause principale du succès des djihadistes de l’Etat islamique.

Signe que rien n’a changé, parce que rien ne peut changer à l’ombre des institutions en place : les ministères régaliens comme l’Intérieur et la Défense n’ont pas de ministres… tout comme Nouri al-Maliki en son temps, Haydar al-Abadi a la haute main sur les forces de sécurité.

Les sunnites comme Usama al-Nujayfi [vice-président irakien, ndlr] ou Salih al-Mutlak [vice-Premier minsitre, ndlr] sont plus là en tant que membres d’une élite politique promus sous un régime d’occupation étrangère que comme représentants d’une communauté qui a pris le large.

 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

—–

Pierre-Jean Luizard est directeur de recherche au CNRS. Il a séjourné plusieurs années dans la plupart des pays arabes du Moyen-Orient, particulièrement au Qatar, en Syrie, en Irak et en Egypte.

Historien de l’islam contemporain dans ces pays, il s’est particulièrement intéressé à l’histoire du clergé chiite en Irak. Il est aujourd’hui affecté au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) à Paris.

 

Quitter la version mobile