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L’EI cherche-t-il des relais dans le Sinaï égyptien?

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Le climat d’instabilité et de violence dans le Sinaï ne date pas d’hier.

Cette région désertique de 60 000 km2, bordant à la fois la mer Méditerranée au nord, la mer Rouge au sud, le canal de Suez à l’ouest, Israël et la bande de Gaza au nord-est, est au carrefour des tensions régionales.

A cette position géographique à risques s’ajoutent les rapports conflictuels qu’entretiennent la population locale, majoritairement bédouine, et le pouvoir central.

La révolution de 2011, qui a vu la démission du président Moubarak, puis la destitution par l’armée, le 3 juillet 2013, du président islamiste Mohamed Morsi, ont contribué un peu plus à faire du Sinaï une zone de non-droit, que se partagent divers trafiquants d’armes et des extrémistes en tout genre.

Une semaine ne se passe ainsi plus sans que des militaires et des policiers soient tués. Le 5 septembre 2003, le ministre de l’Intérieur lui-même fut pris pour cible par les islamistes dans un attentat en plein Caire.

Le vide sécuritaire dans le Sinaï menace par ailleurs directement la fragile économie égyptienne : la péninsule est une zone fortement touristique en raison de ses nombreuses stations balnéaires sur la mer Rouge. Elle est par ailleurs traversée par des gazoducs reliant l’Égypte à Israël et à la Jordanie.

En exhortant le plus influent groupe islamiste de la région, Ansar Beit al-Maqdis (ABM), à frapper le pouvoir égyptien, l’État islamique attise le feu dans une région déjà incendiaire.

Le califat d’Al-Baghdadi cherche-t-il à « rayonner » jusque dans le Sinaï ? Quels relais peut-il trouver sur place ?

L’éclairage de Tewfik Aclimandos, chercheur au Collège de France, spécialiste du monde arabe.

 

JOL Press : Dans un communiqué diffusé lundi sur Internet, un porte-parole de l’EI appelle les combattants d’ABM à la violence en Egypte. Quel est derrière l’objectif de l’EI ? 

 

Tewfik Aclimandos : A priori, l’État égyptien est un morceau beaucoup plus solide et plus difficile que ses homologues syrien et irakien. Son ventre mou est le Sinaï, où certaines tribus (mais pas toutes) sont très hostiles à sa présence, mais il a aussi des alliés parmi elles.

Les islamistes semblent espérer qu’en ciblant les appelés, qui servent dans la police et les forces armées, ils susciteront des mouvements de désertions et un effondrement des forces de l’ordre. Tous les analystes égyptiens estiment que ce rêve est chimérique, et pour le moment, les faits leur donnent raison – mais on ne sait jamais !

L’EI souhaite-il créer un émirat islamique dans une petite partie nord-est du Sinaï ? C’est possible, mais l’État égyptien n’a pas l’intention de laisser faire, et il semble bien armé pour réussir.

La menace ne disparatra pas mais elle semble avoir été ramenée à des niveaux gérables.

JOL Press : Quinze membres de l’EI ont été arrêtés fin juin alors qu’ils tentaient de traverser la frontière égyptienne dans le Sinaï. L’EI a-t-il l’intention de créer une branche égyptienne ?

 

Tewfik Aclimandos : Tous les experts sécuritaires le pensent. Dans la composante révolutionnaire et djihadiste du salafisme, Daesh [appelation arabe de l’EI, ndlr] a des clients et des recrues potentielles.

Entre mille et 3000 Egyptiens se battent dans ses rangs en Syrie et en Irak. Les organismes surveillent d’assez près les partisans de Mr Hâzim Salâh Abû Ismâ’ïl et les plus extrémistes des Frères musulmans, qui peuvent être très tentés.

Par ailleurs, la presse égyptienne a annoncé que les organismes de sécurité ont arrêté près de la frontière libyenne six éléments extrémistes, qui s’apprêtaient à aller en Libye, et qui étaient porteurs d’une lettre cosignée par trois organisations takfîristes du Nord Sinaï, « humât al dîn », « jaysh al umma al islâmiyya » et « khayr ajnâd al ard », destinée à un groupe libyen affilié (tâbi’) de Daesh.

Ces trois groupuscules faisaient allégeance à Daech et se proposaient de devenir son bras armé dans la péninsule et en Égypte. Ensemble ils font 200 membres.

D’autres articles parlent de quatre groupes ayant fait allégeance, représentant 250-300 personnes…

JOL Press : Que savons-nous sur le groupe Ansar Beit al-Maqdis ?

 

Tewfik Aclimandos : Le journal Al watan du 8 septembre 2014 publie un entretien avec un leader djihadiste qui raconte des choses intéressantes sur ABM. Ce groupe, quoi qu’il affirme, est créé après la révolution de 2011, en mars plus précisément. Il est formé par une jonction du « tawhîd et jihâd » (le groupe qui avait organisé les attentats de la décennie précédente) et de deux cents membres du « ansâr al sunna aknâf bayta al maqdis », de Gaza, qui fuyaient Tsahal (certains membres de ce groupe ont préféré rester à Gaza).

Son premier émir s’appelait « Abû Talha », le Palestinien. Son émir actuel est yéménite et s’appelle Abû Sufyân, qui a succédé à Tawfîq Abû Freij, qui avait lui même succédé à Ibrâhîm ‘Uwayda al Buraykât, tous deux ayant été tués dans un intervalle plutôt bref. Abû Sufyân avait été recommandé par Abû Usâma al Misrî, le mufti de ce groupe.

Ces personnes sont venues en Égypte parce que Morsi et les Frères essayaient de constituer une armée parallèle, pour « exercer des pressions sur l’institution militaire ».

Il existe peu d’informations sur leur armement, mais il semble être assez sophistiqué. Ils disposent par exemple de missiles sol air, d’armes lourdes.

Leur idéologie doit beaucoup au théoricien djihadiste jordanien Abû Muhammad al Maqdisi. Il convient de noter que ABM est devenu une « bannière » ou un label, que de petits groupuscules peuvent utiliser, du moment qu’ils partagent la même idéologie et qu’ils attaquent les forces de l’ordre égyptiennes.

Les objectifs de l’organisation ont évolué avec le temps. Au début, il s’agissait d’attaquer Israël. Ensuite, de créer une armée islamique dans le Sinaï.

Ils ont pu, à la chute de Morsi, tabler sur un effondrement des troupes égyptiennes. Il se peut aussi qu’ils aient été dans une optique de « revanche » – pour les morts islamistes.

JOL Press : ABM a-t-il été par le passé affilié à Al-Qaïda ? Si oui, pourquoi semble-t-il aujourd’hui se rapprocher de l’EI ?

 

Tewfik Aclimandos : Ce point est débattu. Les intéressés ont récemment nié l’être (plutôt que l’avoir été), mais la réponse, pour la majorité des experts et pour moi, est clairement oui.

ABM se dit encore tenu par son allégeance à Al-Qaïda, mais partager des « valeurs communes » et des objectifs communs avec l’EI. Dans les vidéos disponibles, ils prient pour le succès de l’État islamique.

Il est possible que plusieurs sous-groupes lui étant affiliés soient tentés par l’option EI ; il faut donc lâcher du lest. Il est possible aussi qu’il y ait des divergences avec Ayman al-Zaouahiri [chef du réseau terroriste Al-Qaïda, ndlr], pour une raison ou une autre.

JOL Press : L’armée égyptienne accuse ABM d’être le bras armé des Frères musulmans. Quel lien entretiennent ces deux organisations ?

 

Tewfik Aclimandos : Vous posez une question sur deux mouvements clandestins. En étant prudent, voilà ce qu’on peut dire avec une relative certitude. Les membres de ABM considèrent le nouveau pouvoir comme apostat, et il considère les Frères comme une organisation islamique qui n’a pas appliqué la Charia et qui n’a pas démantelé les structures de l’impiété et de l’apostasie. Une organisation devant être critiquée, donc.

Cela, c’est le discours. Il est clair que les Frères musulmans et l’ABM se sont parlés quand Morsi était au pouvoir et ont conclu des accords ; on peut contester l’existence d’un pacte pour la création d’une armée islamique (personnellement, j’y crois), mais pas l’existence d’accords.

Il n’y a aucune raison de penser qu’ils ont cessé de se parler et de se concerter. On sait qu’un cadre Frère important a affirmé, début juillet 2013, que la violence dans le Sinaï durerait tant que Morsi ne serait pas rétabli dans ses fonctions et qu’elle cesserait à ce moment. Je pense qu’il parlait sérieusement.

Plusieurs opérations djihadistes dans le Delta requièrent un appui logistique dont on pense que seuls les Frères pouvaient le fournir, et au moins un cadre djihadiste important semble avoir été arrêté dans un appartement appartenant à un Frère.

La presse et les autorités égyptiennes affirment que les Frères musulmans financent les djihadistes du Sinaï. Ce n’est pas absurde, cela me semble plausible voire très probable, mais ce n’est pas certain.

JOL Press : Le Sinaï, selon les termes de l’accord de paix israélo-égyptien de Camp David en 1979, est quasi démilitarisé. L’essor des djihadistes dans la zone pourrait-il inciter Le Caire à contrevenir à cet accord avec Israël en y renforçant sa présence militaire ?

 

Tewfik Aclimandos : L’Égypte et Israël, quels que soient leurs calculs et leur arrière pensées, collaborent très bien sur la question. Et je ne vois pas pourquoi Israël s’opposerait à un renforcement de la présence militaire s’il s’avère nécessaire.

Pour dire les choses plus brutalement : si ce groupe devient une menace existentielle pour un des deux pays, je ne le vois pas s’autolimitant pour respecter cet accord. Mais on est encore très loin de ce cas de figure.

JOL Press : Peut-on craindre une extension de la violence au reste de l’Egypte ?

 

Tewfik Aclimandos : On peut dire que, depuis la chute du président Morsi, il y a eu deux bras de fer, voire deux batailles en Égypte : une opposant la police aux islamistes, notamment Frères, dans la vallée du Nil ; et une autre opposant l’armée aux islamistes, essentiellement djihadistes, dans le Sinaï.

La première bataille a été gagnée par le régime, même si cela peut repartir ; et la seconde a été marquée par des cycles, mais le régime a l’avantage, malgré de nombreux échecs.

Si par violence vous voulez dire actes terroristes, oui, bien sûr, et on y est encore, même si des progrès sont obtenus.

Si vous voulez dire grande insurrection, je crois que le régime a gagné la bataille de l’opinion – ou, pour être plus précis, les islamistes l’ont royalement perdue.

 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

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Tewfik Aclimandos, égyptien, est chercheur associé à la Chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France depuis 2009.

Il a été chercheur au Centre français d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques, et Sociales (CEDEJ, le Caire), de 1984 à 2009.

Spécialiste de la vie politique égyptienne de l’après guerre (1945-2011), il a publié plusieurs articles sur l’armée, sur les Frères Musulmans et sur la politique étrangère de Moubarak.

 

 

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