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Le grand ras-le-bol libanais

Amoncellement des ordures ménagères dans les rues, le manque d’eau et d’électricité, la corruption et le clientélisme, les doléances, soulevées par la foule massive qui s’est regroupée samedi 29 août la place des Martyrs, dans le centre de Beyrouth, étaient nombreuses. L’exaspération a atteint un nouveau palier, et la pression sur le gouvernement n’a jamais été aussi forte. Ils n’étaient qu’une poignée d’irréductibles, il y a plus d’une dizaine de jours, à manifester sous le slogan « Vous Puez! » contre la gestion gouvernementale désastreuse du dossier des déchets. Le week-end dernier, ils étaient déjà plus nombreux, au centre-ville de Beyrouth, à dénoncer l’incurie du gouvernement. Lors d’une manifestation d’une rare ampleur – plusieurs dizaines de milliers de personnes – les dernières manifestations ont vu l’émergence de slogans de plus en plus politiques.

Le rassemblement s’est déroulé dans une atmosphère détendue mais après la dispersion, un groupe de jeunes au visage dissimulé s’est déplacé vers la place Riad al-Solh, qui mène au bureau du Premier ministre. Ils ont ouvert une rangée de barbelés, mis le feu à des déchets et jeté des pierres et différents projectiles en direction des forces de sécurité. Afin d’éviter que se répètent les violences survenues lors des premières manifestations une semaine plus tôt, les organisateurs avaient constitué un service d’ordre de 500 membres. La police avait de son côté accroché sur la place une banderole affirmant: « Nous sommes parmi vous, pour vous, pour vous protéger. »

Depuis le 17 juillet, les ordures ménagères s’entassent en effet dans les rues de Beyrouth. Avec des températures avoisinant les trente degrés, l’odeur est difficilement supportable. Les images ont d’abord afflué sur les réseaux sociaux, les Libanais qualifiant leur pays de « République poubelle ». Puis il s’est structuré autour du mouvement citoyen « Vous puez ». Samedi, il a posé un ultimatum au gouvernement, exigeant la résolution de la crise des déchets avant mardi. Mais au-delà de la question des déchets, la manifestation de samedi révèle une nouvelle génération refusant la corruption et le manque de transparence de sa classe politique. Une nouvelle dynamique citoyenne est en train d’émerger, lasse de la médiocrité de sa classe politique. La nouvelle génération se rebelle.

La crise des déchets est donc un catalyseur de toutes ces colères qui fédèrent au-delà des appartenances confessionnelles, dans un pays où 18 confessions religieuses régissent la vie politique et privée. ’est précisément ce caractère apolitique et non confessionnel qui inquiète désormais les dirigeants. « Samedi, les partis se sont rendu compte qu’ils n’ont plus le monopole de la rue et des mobilisations de masse. Ils n’ont plus le monopole de leur communauté, c’est une nouveauté », souligne Ziad Majed, politologue à l’Université américaine de Paris. Ce mouvement a lieu dans un pays privé de chef d’Etat depuis plus d’un an et paralysé par les divisions entre l’Alliance du 8-mars menée par le Hezbollah chiite et l’Alliance du 14-mars menée par l’ex-Premier ministre sunnite Saad Hariri.

Le système libanais est construit sur un partage du pouvoir fondé sur des quotas communautaires. Depuis l’indépendance en 1943, il garantit une parité inédite dans la région entre musulmans et chrétiens. La principale disposition est celle qui attribue aux maronites la présidence de la République, aux sunnites, la fonction de premier ministre et aux chiites, la présidence du Parlement. Au sein du Parlement, 50 % des sièges sont réservés aux chrétiens et 50 % aux musulmans. Mais l’incapacité à s’entendre des différentes parties paralyse le pays. Depuis le dernier scrutin de 2009, le Parlement a prolongé à deux reprises son mandat et les députés se sont montrés incapables d’élire un président de la République, poste vacant depuis mai 2014. Dans les propos de la plupart des manifestants, l’abolition du confessionnalisme revient comme un leitmotiv.

Ces derniers craignent toutefois une manipulation du mouvement citoyen de la part des partis et leaders communautaires. Certains veulent se l’approprier tandis que d’autres cherchent à le détruire parce qu’il met en cause l’ensemble de la classe politique, toute tendances confondues. De nombreux manifestants craignent d’ailleurs que leur mouvement ne provoque pas de changement réel, à l’instar de la Révolution du Cèdre de 2005, lorsque, au lendemain de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, plus d’un million de personnes avaient investi les rues de Beyrouth pour réclamer le départ des troupes de Damas, après 29 ans d’occupation. Dix ans plus tard, la situation n’est guère plus bonne; bien au contraire, celle-ci n’a cessé de se dégrader sur les plans politique et sécuritaire, tandis que la mauvaise gouvernance et la corruption n’ont fait que s’aggraver, et ce dans tous les domaines de la vie publique.

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