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La CPI est-elle coupable d’ « afrocentrisme » ?

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Le 14 mars dernier, les juges de la Cour pénale internationale (CPI) statuaient contre la mise en liberté provisoire d’un de leurs prévenus. C’était la onzième fois que Laurent Gbagbo, dont il s’agit, en faisait la demande, pour autant de refus. L’ancien président ivoirien est incarcéré à La Haye – le siège de la juridiction internationale – depuis 2011, où il est jugé pour crimes contre l’humanité commis lors de la crise post-électorale qui avait secoué la Côte d’Ivoire entre fin 2010 et début 2011.

 

A quelques milliers de kilomètres plus au sud, à Abidjan, ses partisans – encore nombreux – donnent de la voix pour tenter de le faire sortir. Selon eux, malgré les quatre chefs d’inculpation qui couvrent sa tête – dont ceux de crimes et viols –, Laurent Gbagbo est davantage une victime qu’un coupable. Son incarcération ? Elle est due à l’ingérence de « forces extérieures » qui cherchaient à faire assoir Alassane Ouattara dans le fauteuil présidentiel. Et, outre la France, ce sont les juges de la CPI eux-mêmes qui sont régulièrement pointés du doigt.

 

« Justice de Blancs »

 

La juridiction pénale internationale, ce n’est pas nouveau, entretient des rapports conflictuels avec l’Afrique. Et, plus spécialement, avec certains pays, voire certains individus, qui n’hésitent pas à dénoncer la « justice de Blancs » qui y serait pratiquée. En cause : le « grand intérêt » que porte la Cour au continent depuis qu’elle existe.

 

Créée par le Statut de Rome en 1998 – aujourd’hui ratifié par 124 Etats –, la CPI est entrée en fonctions en 2002 et a, depuis, ouvert une procédure d’enquête dans dix cas… dont neuf en Afrique. Le premier procès qui s’est ouvert à La Haye fut celui du Congolais Thomas Lubanga, en 2009, par la suite reconnu coupable de crimes de guerre pour l’enrôlement, notamment, d’enfants soldats en République démocratique du Congo (RDC). La même année, la CPI a également émis son premier mandat d’arrêt contre un chef d’Etat, le président soudanais Omar el-Béchir, poursuivi pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité durant la guerre civile au Darfour.

 

Depuis 2002, hormis Thomas Lubanga et Laurent Gbagbo, six autres personnalités ont été détenues par la juridiction de La Haye, dont un Rwandais – Callixte Mbarushimana, ancien secrétaire exécutif des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda – et trois Congolais – Germain Katanga, ancien milicien, Mathieu Ngudjolo Chui, ex-colonel des Forces armées de la RDC, et Jean-Pierre Bemba, homme fort du Mouvement de libération du Congo.

 

Les Entretiens de Brazzaville plongent « aux sources du malaise »

 

Un « deux poids, deux mesures » intolérable pour un grand nombre d’observateurs, qui a poussé certains pays africains à se retirer du Statut de Rome. Entre 2015 et 2016, la Gambie, le Burundi et surtout l’Afrique du Sud – considérée comme l’un des soutiens les plus actifs de la CPI sur le continent – ont annoncé coup sur coup leur retrait imminent de la Cour. Fin janvier 2017, à l’issue du 28ème sommet de l’Union africaine (UA) organisé à Addis-Abeba, en Ethiopie, les chefs d’Etat et de gouvernement du continent ont emboîté le pas aux trois pays frondeurs en adoptant une « stratégie de retrait collectif » de la juridiction.

 

Effet d’annonce davantage que mesure juridiquement contraignante – l’UA n’ayant pas signé ni ratifié le Statut de Rome, elle ne peut en sortir –, la décision n’en est pas moins lourde de sens. Pour Thierry Moungalla, ministre de la Communication et des Médias du Congo, où se tenaient, le 4 juillet dernier, les 3èmes « Entretiens de Brazzaville », organisés par le cabinet Eminence Conseil de Steve Loemba, « l’Afrique ne se détourne [pourtant] pas de la CPI, mais voudrait une amélioration de son fonctionnement, voire de très grandes réformes. » « Les sources du malaise », selon lui ? « Elles sont liées au fait que, de manière tout à fait matérielle, objective et froide, [sur] 35 mis en cause [par la Cour], [il y a] 35 Africains. »

 

Conçue comme un lieu de discussion et de réflexion sur la politique, l’économie et les relations humaines en Afrique, la table ronde organisée dans la capitale congolaise avait justement pour thème « L’Afrique et la CPI : aux sources du malaise ». L’occasion, pour les intervenants, de souligner le caractère « afrocentré » des travaux de la juridiction de La Haye, tout en reconnaissant, pour certains, que les pays africains pouvaient avoir une part de responsabilité là-dedans. « Si la justice nationale [faisait] bien son travail, la CPI [serait] au chômage » déclarait ainsi Désiré Assogbavi, représentant d’Oxfam international auprès de l’UA, en marge des Entretiens. Pour lui, « si la Cour s’intéresse à l’Afrique, ce n’est pas parce qu’elle est contre l’Afrique. » Pour quelle raison alors ?

 

Le « populisme anticolonialiste » des dirigeants africains

 

« De manière objective, matérielle et froide », pour reprendre les mots de M. Moungalla, depuis 2002, c’est sur le continent africain que se sont concentrés la plupart des crimes relevant de la compétence de la CPI (génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre), celle-ci ne pouvant se saisir – ou être saisie – de manière rétroactive. De plus, selon Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), les pays africains ayant ratifié le Statut de Rome – au nombre de 34 – sont le plus fort contingent régional de l’Assemblée des Etats membres, ce qui explique également que leurs ressortissants aient statistiquement plus de « chances » d’être dans le viseur de La Haye.

 

Mais le politologue français de mentionner aussi l’espèce de schizophrénie qui pousse les Etats africains à dénoncer l’ « afrocentrisme » de la CPI tout en y prenant largement part. Sur les neuf procédures d’enquête ouvertes sur le continent, en effet, six l’ont été à l’instigation de pays africains – pour « se débarrasser d’une opposition sur leur territoire » par exemple. Or, tout membre de la CPI peut alerter les juges sur la commission d’un crime sur quelque continent que ce soit. Pourquoi les Africains n’utilisent pas davantage ce droit de saisine ? La réponse est floue. Une chose est certaine, cependant : en accusant ouvertement La Haye d’ « afrocentrisme », les dirigeants africains – qu’il convient de distinguer des populations africaines, majoritairement favorables à la CPI selon M. Jeangène Vilmer –, « jouent la partition du populisme anticolonialiste pour mieux dissimuler leur crainte ». La crainte d’être, un jour, sous la loupe de la juridiction pénale internationale.

 
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