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L’Arabie saoudite dans le collimateur du Sénat américain

Deux résolutions du Sénat américain ont reconnu le prince héritier d’Arabie saoudite comme responsable de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, et demandé la fin de l’engagement américain au Yémen. Un double camouflet pour Donald Trump.

Le Sénat américain a adopté, à l’unanimité, une résolution qui juge le prince héritier saoudien « responsable de l’assassinat » de Jamal Khashoggi le 2 octobre à Istanbul. La résolution exige également la libération de Raif Badawi, blogueur emprisonné pour « insulte à l’islam », ainsi que des militantes « prisonnières politiques » arrêtées en 2018. Ce désaveu de la politique du régime saoudien a été vote en dépit des efforts du secrétaire d’état américain Mike Pompeo, qui avait pris soin d’ignorer les questions relatives à l’Arabie Saoudite lors d’un briefing avec les sénateurs précédant le vote de quelques heures. Une obstruction qui s’est à terme avérée contreproductive.

Le vote du Sénat détonne avec la position officielle de la Maison blanche, qui continue à clamer l’innocence du prince héritier Mohammed Ben Salmane, dit « MBS », dans la mise à mort du journaliste. Mais il n’est pas isolé. Il existe en effet un mouvement de rejet plus large, sorte de ras le bol, vis-à-vis de l’encombrant allié saoudien. Khashoggi, dont le meurtre a agi comme un déclencheur, a d’ailleurs été élu personnalité de l’année pour le magazine Time, aux côtés de la journaliste philippine Maria Ressa, des reporters birmans emprisonnés Wa Lone et Kyaw Soe Oo, ainsi que la rédaction du journal américain Capital Gazette, dont cinq membres ont péri lors d’une attaque en juin dernier.

« Alors que nous étudiions les choix possibles, il nous est apparu clairement que la manipulation de la vérité et son détournement ont été une caractéristique commune de beaucoup des sujets majeurs de l’année, de la Russie à Ryad en passant par la Silicon Valley », a expliqué le rédacteur en chef de Time, Edward Felsenthal, lors de l’annonce de son classement annuel. L’assassinat de Khashoggi « a changé la perception globale du prince héritier saoudien et attiré enfin l’attention sur une guerre dévastatrice au Yémen » notait le journaliste. Et ce regain d’attention sur la sanglante guerre civile yéménite n’a pas été sans conséquence.

Le désaveu symbolique qu’est la validation de la responsabilité de Ben Salmane dans le crime le plus barbare de l’année, déjà embarrassant, s’est en effet accompagné, le même jour, d’une autre résolution douloureuse pour l’administration Trump et son allié saoudien. Le Sénat a en effet voté l’arrêt du soutien des Etats-Unis à la coalition internationale au Yémen. En invoquant le War Powers Act de 1973, qui autorise la chambre à demander l’arrêt d’une opération militaire, la majorité des sénateurs a appelé le président américain à « retirer les forces armées américaines des hostilités au Yémen ou affectant le Yémen, sauf les forces américaines engagées dans des opérations visant Al-Qaïda ou des forces associées ».

Ce vote a été salué par le ténor de l’opposition Bernie Sanders. Pour ce dernier, il s’agit d’un « message profond » qui aura « des répercussions partout dans le monde ». Fort en gueule, comme à son habitude, il s’est félicité que « le Sénat des Etats Unis ne prenne pas part à cette guerre brutale et horrible au Yémen, menée par un régime antidémocratique, despotique et autoritaire ». Ce conflit a en effet viré à la catastrophe humanitaire, avec 85 000 enfants en train de mourir de faim. Si un fragile cessez le feu a été trouvé à l’issue de consultations de paix en Suède ce jeudi, les bombardements de zones civiles par Riyad se sont intensifiés durant toute la durée des négociations.

Cette seconde résolution, passé à 56 voix contre 41, est une mauvaise nouvelle pour le Président américain, Donald Trump. Il s’agit en effet d’une décision bipartisane – les républicains sont majoritaires au Sénat, et le vote est passé grâce au soutien de sept sénateurs de la majorité. Si la portée de la résolution est encore incertaine, elle marque un tournant dans les relations entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite. Riyad semblait jusqu’alors bénéficier d’une impunité totale à Washington, du fait des liens politiques et économiques étroits entre ces deux pays. Le message délivré par le Sénat est clair : tout n’est plus acceptable.

Un sérieuse ombre au tableau considérant le bilan catastrophique de l’Arabie saoudite en matière de droits de l’Homme, d’égalité homme-femme, de ses positionnements géopolitiques agressifs – parfois bellicistes. Des sanctions devraient suivre – et devraient trouver un soutien à la Chambre des représentants, qui passe aux mains de l’opposition en janvier prochain. L’alliance stratégique avec le royaume wahhabite, vielle de 70 ans, n’en est pas pour autant terminée. Et ce d’autant que le régime saoudien s’est dernièrement discrètement rapproché d’un autre grand allié des Etats-Unis : Israël. L’idée étant de faire front commun contre l’Iran.

« L’Arabie saoudite fait partie intégrante de la stabilité mondiale » a d’ailleurs estimé Netanyahou il y a deux jours. Le Premier ministre israélien sait d’expérience que MBS va devoir payer un prix politique, mais il ne veut pas le voir sortir trop affaibli de cette affaire. En 1997, alors déjà premier ministre, il avait dû, lui aussi, passer les fourches caudines après l’assassinat raté en Jordanie visant le chef du Hamas, Khaled Mechaal. Israël avait alors dû, à contrecœur, envoyer du personnel médical pour sauver la vie du dirigeant islamiste empoisonné. Netanyahou avait même été contraint de libérer le chef spirituel du Hamas de l’époque, le cheikh Yassine.

Le coup de gueule du Sénat montre en revanche que les élus peuvent tenir tête à Trump, qui soutenait de manière décomplexée MBS. Déjà engagé dans un bras de fer avec les deux principales agences de renseignement américaines (FBI et CIA) sur la question de sa collusion avec la Russie, Trump découvre une nouvelle limite à son pouvoir – quelques semaines mêmes avant d’officiellement perdre sa majorité à la chambre des représentants. La résolution vient aussi lui rappeler qu’il devra répondre d’intérêts privés de plus en plus contradictoires avec les intérêts de son pays (les saoudiens et les russes ont été pour lui des partenaires commerciaux très proches des décennies durant).

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