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Le Royaume-Désuni

Le Brexit continue de déchainer les passions de l’autre côté de la Manche. Depuis dix jours, 8 députés travaillistes et 3 conservateurs ont claqué la porte de leur parti et se sont rassemblés au sein du « Groupe des indépendants ». Tous opposants au divorce entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, ils étaient également en désaccord avec leur propre parti (« le parti a changé », mais nous avons « gardé les mêmes valeurs » expliquent Heidi Allen, Anna Soubry et Sarah Wollaston).

Les travaillistes s’opposent à l’ambiguïté de leur chef de file, Jeremy Corbyn, sur le Brexit et dénoncent des comportements antisémites au sein de leur formation. Ils s’estimaient ainsi pris en otage, et veulent pouvoir retrouver leur liberté politique. Les conservateurs dénoncent pour leur part l’influence croissante de l’European Research Group (ERG) de Jacob Rees-Mogg (une des principales figures eurosceptiques britannique) et du Parti unioniste démocratique irlandais (DUP) sur les Tories.

Un affaiblissement des deux partis traditionnels

Les 11 élus n’ont pas encore officiellement créé de parti. « Les membres du groupe indépendant se définissent avant tout par ce qu’ils ne sont pas », analyse justement Pippa Catterall, professeure de sciences politiques, à l’université de Westminster. « La politique britannique est tellement chaotique que cette approche peut suffire en ce moment : les prises de position sur le Brexit semblent primer pour beaucoup d’électeurs sur les autres thèmes nationaux. »

L’initiative rappelle le « Gang of four » – quatre ténors du Parti travailliste (Roy Jenkins, David Owen, Bill Rodgers et Shirley Williams) qui avaient eux-mêmes décidé de faire bande à part en 1981. Ces « modérés » accusaient leur parti de dérive gauchiste sous l’effet des factions trotskistes. Ils s’étaient alors alliés avec le Parti libéral pour former l’« Alliance SDP-Libérale », qui deviendra à terme le très europhile Parti Libéral-Démocrate.

Ces départs affaiblissent encore un peu plus la position de la Première ministre au Parlement, déjà incapable de mobiliser les élus autour de son projet d’accord de sortie de l’UE. Mais Jeremy Corbyn n’en sort pas non plus indemne. « La création de ce groupe accentue le risque d’autres défections et place donc la pression sur les deux principaux partis », note Anand Menon, professeur de politique européenne à King’s College et directeur du centre de recherche « UK in a changing Europe ».

Le pari tardif du Remain

La manœuvre des élus sécessionnistes semble avoir porté ses fruits : lundi soir, Corbyn a pour la première fois soutenu officiellement la tenue d’un second référendum « pour empêcher que le Brexit nuisible voulu par les tories soit imposé au pays ». Le chef du Labour tente ainsi de prévenir une hémorragie d’élus europhiles. Sa discrétion pendant la campagne précédant le référendum lui avait déjà valu des critiques au sein de son parti.

De fait, le leader du Labour est dans une position inconfortable : il est lui-même partisan historique du Brexit, mais 88% des adhérents de son parti y sont opposés tout comme une large majorité des députés travaillistes. A contrario, une part importante de sa base électorale populaire y est plutôt favorable (60% des circonscriptions travaillistes ont voté en faveur du Brexit et on estime à 37% la proportion d’électeurs du parti qui y serait favorable).

Aussi, Jeremy Corbyn fait-il le choix de la survie de son groupe parlementaire, menacé d’implosion, quitte à perdre des électeurs. Sa proposition initiale d’accord de sortie contenant notamment une harmonisation avec le marché unique et le maintien d’une union douanière permanente avec l’UE, avait de fait extrêmement peu de chances d’être adoptée – la majorité travailliste est contre le Brexit et très peu d’élus conservateurs veulent d’un « soft » Brexit.

La question de l’indépendance écossaise

En changeant son fusil d’épaule, il veut tenter de faire porter la responsabilité d’un mauvais Brexit au parti conservateur. L’enlisement progressif du gouvernement rend en effet la perspective d’un no deal de plus en plus probable. Mais cette prise de position tardive a pour conséquence de renforcer encore davantage les divergences régionalistes du Royaume-Uni.

Le risque croissant du no deal, est en effet en train de raviver les velléités de départ écossaises. Nicola Sturgeon, Première ministre et figure de proue du Parti nationaliste écossais (SNP) vient de finir une tournée européenne visant à poser les bases d’une sortie de son pays du Royaume-Uni. Celle-ci a rappelé la volonté fondamentale des Ecossais de demeurer au sein de l’UE – ils ont voté à 60% contre le Brexit, et cette marge a depuis encore progressé.

« Il y aura un autre référendum d’indépendance. La question est de savoir quand » explique Mme Sturgeon. « Les dernières années ont confirmé nos arguments en vue de l’indépendance. Avec le Brexit, pour lequel nous n’avons pas voté, nous payons le prix de notre absence d’indépendance », note-t-elle. Une opinion qui progresse en Ecosse, et pourrait bien avoir fait basculer la majorité de ses électeurs dans le camp de l’indépendance (Pour rappel, ils avaient voté contre à environs 55%).

Le Royaume-Désuni ?

L’Irlande du Nord, qui a voté pour le maintien à 56 %, pourrait connaitre le même sort. Le Sinn Fein demande depuis deux ans déjà un référendum d’indépendance, dénonçant à juste titre « un risque de rematérialisation de la frontière avec l’Irlande ». De plus, un groupe se présentant comme l’Armée Républicaine d’Irlande (IRA) a récemment revendiqué un attentat à la voiture piégée à Londonderry, en Irlande du Nord – une première depuis des années.

La complexité de la question de la frontière et la perspective de perdre l’accès au bassin d’emplois de la République d’Irlande fait en effet chanceler la paix fragile instaurée par les accords du Vendredi saint de 1998. Ces derniers ont mis un terme à la guerre civile qui opposait protestants unionistes et nationalistes catholiques. Aujourd’hui, le Brexit est en train de raviver les tensions communautaires en Irlande. Pour rappel, la guerre avait coûté la vie à près de 3600 personnes.

Afin d’apaiser les esprits, Londres promet des faveurs à Belfast. Cependant, il sera délicat de faire une exception pour l’Irlande du Nord, dès lors que l’Ecosse demanderait immédiatement d’être à la même enseigne. Le premier ministre gallois Carwyn Jones a quant à lui rejeté la possibilité que « des parties différentes du Royaume-Uni soient traitées plus favorablement que d’autres » et a réclamé « de recevoir la même offre ». Et ce alors même que la Pays de Galles a voté en majorité pour le Brexit.

En plus de la simple sortie de l’UE, le Royaume-Uni joue donc gros. Theresa May a fort à faire – et sa tâche s’alourdit à mesure que ses membres se déchirent. S’il est trop tôt pour savoir ce qui résultera de cet épisode, le Royaume-Uni semble aujourd’hui chaque jour un peu plus près de devenir le Royaume-Désuni.

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