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Revers historique pour Erdogan à Istamboul

Trois mois après un premier scrutin annulé, l’AKP – parti islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, a connu un cinglant revers dans la capitale économique de Turquie, Istamboul. Avec plus de 54% des voix, l’opposant Ekrem Imamoglu a largement devancé Binali Yildirim, le candidat du Parti de la justice et du développement (AKP). Une victoire de poids, la ville comptabilisant pas moins de 16 millions d’habitants et 30 % PIB de la Turquie. Un premier scrutin avait eu lieu en mars dernier, donnant déjà Imamoglu en tête – mais avec un écart de voix très faible (13 000 voix d’avance, soit moins de 0,3 % des suffrages). Aussi, l’AKP avait exigé un nouveau comptage, invoquant des « irrégularités massives ».

Pour le Parti républicain du peuple (CHP, laïque), la victoire est donc totale – il avait déjà raflé la capitale turque lors du vote de mars. Ce parti fondé par Atatürk a su concentrer un vote composite regroupant tous les mécontents d’Erdogan, allant d’une majorité du vote kurde (8 % à 20 % de l’électorat) à droite nationaliste, le Bon Parti (Iyi), fâchée avec Erdogan à cause de son accueil controversé de réfugiés syriens, en passant par les islamistes de Saadet (Parti de la félicité). Pour ce faire, Imamoglu a s’est appuyé sur sa popularité à son bilan en tant qu’élu du district d’Istanbul Beylikdüzü (600 000 m2 d’espaces verts créées, une meilleure écoute des citoyens…).

Ekrem Imamoglu a en outre soigneusement évité toute confrontation directe avec l’impétueux Erdogan, préférant se présenter comme un dirigeant soucieux de réunir les électeurs turcs plutôt que de faire la guerre à ses opposants politiques. Même son slogan « Her Sey Güzel Olacak » (Tout ira bien), annonçait sa ligne réconciliatrice. Aussi, il aura su ringardiser la rhétorique de polarisation sur laquelle s’était jusqu’alors appuyée l’AKP pour diviser les soutiens de l’opposition et se faire passer pour la seule force politique à même de diriger le pays. Sa posture étant d’autant plus sage que le Président turc contrôle désormais la quasi-totalité des médias du pays, et que la couverture partisane pénalise les candidats les plus remontés.

Un revers symbolique pour l’AKP

Il ne fait nul doute que les électeurs stambouliotes ont cherché à sanctionner d’Erdogan à travers son candidat. Déjà il y avait cette demande de réorganiser un scrutin qui passait mal. Les revers en en tout cas douloureux car c’est dans cette ville qu’il avait lancé sa carrière politique – il en avait même été le maire entre 1994 et 1998 – et qu’il la tenait depuis 25 ans. On attribue d’ailleurs à Erdogan la formule « qui gagne Istamboul gagne la Turquie ». L’enjeu démocratique d’une ville appelée à revoter car le résultat déplait à son Président aura ainsi permis Imamoglu de clairement marquer son avance lors du second scrutin.

Un autre élément qui a été déterminant est la mauvaise santé économique de la Turquie. Le modèle de modèle clientéliste grâce auquel Erdogan a bâti sa popularité a ainsi laissé le pays « au bord de l’effondrement », d’après l’économiste et journaliste Ugur Gürses. L’inflation flirte avec les 20 %, le prix des produits alimentaires est en forte hausse – une mauvaise nouvelle pour une économie qui s’appuie largement sur la consommation des ménages. Et les manœuvres politiques de l’AKP n’ont pas aidé : la livre turque avait chuté après l’annulation du scrutin du 31 mars, et a reculé de 8% depuis le début de l’année, en partie du fait des remous électoraux, ce qui a accru l’endettement des banques et des entreprises.

A cela il faut ajouter la lassitude face à une corruption galopante. On peut citer les déboires du groupe de BTP Cengiz, dirigé par Mehmet Cengiz, ami proche de la famille Erdogan, l’implication du gendre du président Erdoğan, Berat Albayrak, également ministre des Finances dans le scandale des « Paradise Papers » ou des fils de l’ancien Premier ministre Binali Yıldırım dans maritimes enregistrées à Malte à des fins d’optimisation fiscale. Durant la seconde campagne, l’AKP accusée de reporter le vote pour « faire le ménage » dans les dossiers les plus compromettants avant de passer la main à l’opposition.

Un nouveau paysage politique

Après des craintes de manipulation du second vote, plusieurs observateurs ont souligné que ce résultat, très défavorable à l’hyperprésident turc, représentait une victoire pour la démocratie. Ce dernier a en effet suivi les électeurs turcs. Lors du scrutin législatif de juin 2015, l’AKP qui avait perdu sa majorité, avait choisi d’organiser un second scrutin sur fond de reprise du conflit avec les indépendantistes kurdes du PKK pour mieux diviser l’opposition. Une observation qu’il faut toutefois relativiser : compte tenu de la forte avance du candidat de l’opposition dans les sondages, toute manipulation politique du vote aurait cette fois été très délicate.

En face, Imamoglu a promis un « nouveau départ pour la Turquie » tout en se disant prêt à « travailler en harmonie » avec Erdogan.  De fait, ce dernier va se concerter sur la gestion d’Istamboul et éviter les dossiers difficiles (le conflit syrien, la crise économique prolongée, le conflit larvé avec les kurdes, les rapports très tendus avec les Etats Unis). Il sera libre de faire de sa bonne gestion de la ville une vitrine pour les présidentielles de 2023 – comme il l’a déjà fait pour ce scrutin, et comme Erdogan l’avait lui-même fait à la fin des années 90.

Erdogan est, quant à lui, dans une position délicate. Saura-t-il se saisir de ces dossiers y apporter des solutions à même de le représidentialiser ? Choisira-t-il de laisser Imamoglu gouverner Istamboul en paix – au risque de le laisser devenir un sérieux rival pour la présidentielle de 2023 ? Ou préférera-t-il de l’attaquer, au risque de le victimiser davantage et renforcer son statut de nouveau héros de l’opposition somme toute très divisée ? L’homme politique émérite est d’une adresse hors du commun et a su résister à plus d’un orage avant celui-ci. Mais avec ce vote sanction – et plus largement son recul dans les grandes villes du pays – pour la première fois, il semble en panne d’innovation.

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