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La France soumise au tempo judiciaire irakien ?

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Agreen Duhoki. Vue d'Ebril.

Les autorités françaises ont pris la décision, pour des motifs politiques, de sous-traiter à Bagdad le procès des djihadistes français. Une décision qui peut surprendre compte tenu du fait qu’elle affaiblit la justice française, face à une homologue irakienne gangrenée par la corruption.

L’Irak, sous-traitant de la justice française

Alors que l’État islamique est sur le déclin, que faire des djihadistes français partis combattre pour Daesh en Irak et en Syrie ? Si l’opinion et les pouvoirs publics sont en faveur d’un jugement sur place, les spécialistes s’accordent à dire que la France aurait tout intérêt à rapatrier ses ressortissants. Une opinion résumée par David De Pas, coordonnateur du pôle antiterroriste au tribunal de Paris dans un entretien à l’AFP: « L’instabilité géopolitique de la région et la porosité de ce qu’il reste des camps kurdes laissent redouter deux choses : d’une part des migrations incontrôlées de djihadistes vers l’Europe avec le risque d’attentat par des personnes très idéologisées, et, d’autre part, la reconstitution de groupes terroristes combattants particulièrement aguerris et déterminés dans la région ». Par ailleurs, alors qu’un certain nombre de ces djihadistes ont participé activement à l’organisation d’attentats en France, les laisser être jugés au Levant revient à priver la justice française d’éléments importants pour des dossiers en cours.

Les spécialistes de la question affirment par ailleurs que, sur le plan judiciaire et pénitentiaire, la France a la capacité d’assumer la prise en charge de ces détenus hors normes – une capacité que personne ne conteste véritablement. Selon le procureur de la République François Molins, le nombre de Français « en zone irako-syrienne est évalué à 690 » par les services de renseignement, alors que 510 détenus sont actuellement incarcérés en France pour des faits de terrorisme et que plus de 100 cellules en quartier d’isolement – pour les détenus les plus dangereux ou présentant le plus de risques de prosélytisme – sont prêtes à recevoir les condamnés après leur comparution devant la cour d’assises.

Alors que Libération évoquait, dans un article du 4 avril 2019, une liste de djihadistes dont le rapatriement était prévu, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a préféré négocier la mise en place d’un tribunal international sous l’égide de l’ONU ou de la coalition internationale. Celui-ci serait accueilli par l’Irak ou un autre pays de la région, ce qui aurait probablement l’avantage d’éviter aux détenus la peine capitale – interdite par de nombreux textes internationaux et considérée comme « une violation des droits de l’Homme » par le Quai d’Orsay – à laquelle les condamneraient probablement les justices irakienne ou syrienne. C’est ce qui amène l’avocate pénaliste Marie Dosé à affirmer que « faire juger ces personnes en Irak serait une défaite totale, un abandon de nos valeurs et une victoire de Daech : cela nourrit l’islamisation en France et crée des martyrs, des exemples ».

Au Levant, le sort des djihadistes détenus en Syrie est des plus incertains, dans un pays ayant perdu tout crédit à l’international et qui pourrait utiliser ces prisonniers comme moyen de chantage contre une reconnaissance diplomatique, par exemple. Un moyen de pression auquel l’Irak, où la situation n’est guère plus reluisante, pourrait aussi avoir recours : le pays, qui ne connaît plus la paix depuis de nombreuses années, est marqué par la corruption et les décisions politiques les plus opaques. Une situation intenable qui a précipité les Irakiens dans la rue début octobre, donnant lieu à une répression violente de la part des pouvoirs publics. Hier encore, un manifestant était tué, à la suite de tirs à balle réelle des forces de police.

Orange et le Korek voleur

Cette instabilité se poursuit jusqu’aux plus hautes sphères de la justice irakienne, qui semble aujourd’hui incapable de mener à bien sa mission. À ce titre, les déboires d’Orange sont particulièrement révélateurs. Le géant des télécoms français est en effet, depuis près de dix ans, prisonnier d’un imbroglio juridique des plus complexes. En 2011, Orange avait décidé de profiter de l’aubaine présentée par le pays en reconstruction, à la suite de la chute de Saddam, en pariant sur une explosion de la téléphonie mobile dans le Kurdistan irakien. Pour ce faire, elle devient actionnaire de Korek Telecom par l’intermédiaire d’une joint-venture constituée avec le groupe koweïtien Agility Public Warehousing.

Or, Korek est une histoire de famille : fondée en 2000 à Erbil (la capitale de la région autonome du Kurdistan), l’entreprise est actuellement dirigée par Sirwan Barzani, le neveu du président du Kurdistan irakien élu en mai dernier. Après invalidation du contrat en 2014 – officiellement pour non-respect des engagements en matière d’infrastructures et d’entretien du réseau – le contrat entre Irak Telecom et Korek Telecom est purement et simplement annulé par la Commission des médias et des communications irakienne en 2018. En mai dernier, les parts de la coentreprise sont finalement réparties auprès de trois investisseurs locaux dont le plus grand bénéficiaire n’est autre que… Sirwan Barzani. Une expropriation sur fond de corruption qui aurait coûté plusieurs centaines de millions d’euros à Orange.

L’entreprise française comptait sur l’aide diplomatique de Paris, alors qu’Emmanuel Macron était appelé а rencontrer Netchirvan Barzani, le cousin du fondateur de Korek ; mais le contexte géopolitique actuel rend difficile toute pression de la part de l’Élysée.

Justice française bridée ?

Ce dossier douloureux pour les intérêts français met en exergue le relatif désarmement des entreprises occidentales face à la corruption des acteurs commerciaux auquel elles ont affaire dans les « zones à risque » (Moyen et Proche-Orient, continent africain, Amérique du Sud).

Rien qu’en Irak –  classé 12ème au palmarès des pays les plus corrompus au monde – ce ne sont pas moins de 194 milliards d’euros qui se sont volatilisés dans les poches de politiciens et entrepreneurs corrompus, soit l’équivalent du PIB du pays. Selon le Pentagone, les Barzani auraient à eux seuls détourné plus de 600 millions de dollars.

Néanmoins, tout n’est pas perdu côté français – à condition que la justice reprenne la main sur un élément central de l’affaire Korek : Raymond Rahmé, banquier libanais et senior partner de Korek. Cet homme d’affaires ayant de solides alliances avec le clan Barzani (qu’il accompagne depuis plus de 10 ans) est suspecté d’avoir joué un rôle actif dans l’expropriation d’Orange et d’Agility. Selon le Financial Times, Raymond Rahmé aurait en effet acquis une luxueuse villa а Londres destinée à un dirigeant de l’Autorité irakienne des télécoms en charge du dossier Orange. Celle-là même qui a décidé de l’expropriation de l’entreprise française au profit de Sirwan Barzani. Contrairement à la puissante famille kurde, intouchable, car répondant à la justice irakienne, Raymond Rahmé est un citoyen libanais. À l’heure où Beyrouth cherche désespérément des soutiens financiers à l’étranger, dans une période de trouble populaire intense pour le pays, et que son regard semble tourné vers la France, il y a fort à parier que l’affaire Korek et le nom de Rahmé se retrouvent sur la table. Et que plus aucune considération géopolitique ne fasse obstacle à la justice française, déjà bien impliquée sur ce dossier si l’on en croit les sources spécialisées.

Crédit photo: Agreen Duhoki.

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