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Affaire Marsha Lazareva : les réseaux conservateurs mobilisent à nouveau la diplomatie américaine

Peu documentée en France, l’affaire Marsha Lazareva suscite pourtant d’intenses tractations entre les États-Unis et le Koweït. Femme d’affaires, née russe et mariée à un américain, Marsha Lazareva a été condamnée à 10 ans de prison au Koweït pour détournement de fonds. Libérée au bout de quatre mois, elle a profité d’un vaste mouvement de soutien de la droite américaine. Cette campagne de lobbying, l’une des plus frénétiques de ces dernières années, jette le trouble sur les liens supposés entre Marsha Lazareva, l’armée américaine, et deux sociétés dans lesquelles la femme d’affaires a occupé des postes à très haute responsabilité, KGL et KGLI.

496 millions de fonds publics koweïtiens détournés du Kuwait and Gulf Link Investments (KGLI) par Marsha Lazareva ?

Au moment de son incarcération, Marsha Lazareva occupait le poste stratégique de vice-présidente et directrice générale du Kuwait and Gulf Link Investments. La superstructure dirige notamment le Port Fund, un fonds d’investissement comptant pour actionnaire des acteurs institutionnels, comme la sécurité sociale koweïtienne ou l’autorité portuaire du pays. La plainte déposée contre Marsha Lazareva par ce dernier l’accuse d’être à l’origine d’un détournement de fonds massif, estimé à environ 496 millions de dollars. Condamnée à dix ans de prison en 2018, elle est finalement libérée quatre mois après. La caution, fixée à 36,3 millions de dollars, a été réglée par Marsha Lazareva à hauteur de 33 millions. Un donateur, anonyme, a fourni les sommes restantes. Si la mobilisation des réseaux de droite américains interroge, c’est surtout à cause du parcours de Marsha Lazareva au sein de l’entreprise KGL, qui jouit d’une proximité ancienne avec l’US Army.   

KGL : des contrats en cascade avec l’US Army et un rouage logistique de l’implantation militaire américaine dans le Golfe

En 2004, fraîchement arrivée au Koweït, Marhsa Lazareva dirige le développement stratégique du Kuwait and Gulf Link Transport (KGL). L’entreprise de logistique cumule les partenariats avec l’armée américaine et s’est rapidement imposée comme l’un des rouages essentiels de l’implantation militaire américaine dans la région.

Dès 2003, KGL a ainsi fourni des services de transport et de logistique à la coalition menée par les États-Unis contre le pouvoir de Saddam Hussein. La Multi-National Force — Iraq, qui comptait notamment 148 000 militaires américains, 45 000 britanniques et 2 000 australiens, a conduit à la chute du gouvernement baasiste en décembre 2003.

En janvier 2018, KGL indiquait qu’un contrat d’approvisionnement avait été signé avec les États-Unis pour la fourniture en produits alimentaires de plus de 20 000 soldats américains implantés au Koweït, en Irak et en Jordanie. Le 30 septembre 2018, Reuters révélait que KGL venait de remporter un contrat estimé à 230 millions de dollars pour la location de voitures à l’armée américaine. La proximité entre les États-Unis et KGL est d’ailleurs affichée par l’entreprise qui revendique, sur son site internet, être « fière du soutien apporté aux États-Unis et ses partenaires depuis 1994 ».

De prime abord, outre des raisons sociales quasi identiques, aucune filiation ne semble exister entre KGL et KGLI. Pourtant, l’enquête met au jour des liens informels. D’abord, un autre acteur inquiété, Saeed Dashti, condamné en même temps que Marsha Lazareva, préside KGL tout en bénéficiant d’une place au conseil d’administration de KGLI. Ensuite, les deux entreprises sont immatriculées dans le même immeuble. Des preuves de transfert de fonds entre les deux structures, qui confirmeraient la responsabilité de Marsha Lazareva, auraient aussi été avancées.

L’intense lobbying des réseaux conservateurs américains pour la libération de Marsha Lazareva

Face aux preuves qui l’accablent, Marsha Lazareva bénéficie d’un vaste et puissant réseau de soutien. Des élites américaines d’abord, comme l’ancien directeur du FBI Louis Freeh ou encore le fils de Georges Bush, Neil Bush. Plus surprenant encore, l’association In Defense of Christians s’est fait l’avocate de Marsha Lazareva. L’ONG, qui milite pour la défense des minorités chrétiennes d’Orient, bénéficie d’excellentes entrées à la Maison-Blanche. Dans le très conservateur Washington Examiner, Toufic Baaklini, président de l’ONG, a déploré « l’incarcération d’une mère de Pennsylvanie, injustement emprisonnée » et appelé le gouvernement américain à agir. Cherrie Blair, avocate et épouse de l’ancien Premier ministre britannique, adopte une posture féministe. « En tant que femme, c’est une tragédie terrible d’être accusé injustement et séparé de son fils » explique-t-elle au New York Post. Mais les soutiens individuels, aussi prestigieux soient-ils, ne devraient pas suffire. Certains élus au Congrès réclament même l’application de sanctions économiques contre le Koweït.

L’arme redoutable des sanctions économiques

Les sanctions économiques sont, pour les États-Unis, une arme diplomatique et un levier d’influence redouté. Les Européens en font, depuis l’élection de Donald Trump, régulièrement les frais. En octobre dernier, Donald Trump a ainsi ordonné une augmentation des taxes douanières de 25 % sur plusieurs produits industriels et agricoles importés de l’Union européenne, faisant suite au litige sur les subventions au secteur aéronautique. Inquiet du retard technologique pris par les entreprises technologiques américaines, Donald Trump s’est aussi attaqué au géant Huawei, en interdisant notamment à Google d’équiper les téléphones chinois de systèmes Android, logiciel d’exploitation du GAFA.

C’est maintenant au tour de l’Irak, victime collatérale du conflit irano-américain, de subir les pressions américaines. En effet, après le vote du Parlement en faveur de l’expulsion des troupes étrangères du pays le 6 janvier, Donald Trump a menacé l’Irak de représailles économiques qui « feront apparaître les sanctions contre l’Iran comme presque faibles ». Si le recours aux sanctions est relativement courant pour influencer des guerres commerciales ou des tensions géopolitiques, il est rarissime pour obtenir une libération. Certains des soutiens de Marsha Lazareva assurent que Donald Trump lui-même suivrait le dossier de très près. D’ailleurs, Marsha Lazareva peut compter sur l’appui de Brian Ballard, l’un des principaux donateurs de la campagne de Donald Trump. Le dossier est aussi dans le radar de Mike Pompeo, ancien directeur de la CIA et Secrétaire d’État aux Affaires étrangères des États-Unis. Avec la mobilisation de cette personnalité ultraconservatrice proche du Tea Party, Marsha Lazareva jouit d’un soutien de poids supplémentaire.

La porosité de Donald Trump aux lobbys conservateurs : arme de poids pour Marsha Lazareva ?

La porosité de Donald Trump aux lobbys les plus conservateurs est prégnante. Au niveau intérieur évidemment, la soumission du Président aux lobbyistes de la National Rifle Association est la plus symptomatique. À l’international, la politique étrangère de Donald Trump est directement infléchie par l’influence des réseaux d’intérêts. À Washington, les réseaux saoudiens bénéficient par exemple d’une influence redoutable et s’appuient sur des relais très écoutés. Entre 2015 et 2017, Think tank, consultants et centres de recherche auraient ainsi bénéficié de plus de 18 millions de dollars pour promouvoir l’image du royaume wahhabite à la Maison-Blanche. En novembre 2016, le général Petraus est mobilisé par le think tank Atlantic Council, financé par Émiratis et Saoudiens pour encourager les États-Unis à plus de rudesse envers l’Iran. Le Centre pour le progrès américain (CAP), financé par les Émiratis et fondé par John Podesta, proche de Clinton, a invité la Maison-Blanche à envisager une intervention armée en Syrie.

Ces cercles de pensée trouvent notamment un écho auprès des milieux néoconservateurs, les plus hostiles à l’Iran et dont les sympathies avec les pétromonarchies saoudiennes et émiraties sont les plus affirmées. Les mêmes réseaux font, dans l’affaire Marsha Lazareva, écho pour encourager sa libération.

L’incarcération d’un ressortissant dans un pays étranger mobilise ordinairement consulats et ambassades, qui s’assurent notamment des bons traitements réservés au prisonnier. Mais, rarement une affaire judiciaire individuelle n’avait autant mobilisé les lobbys conservateurs, jusqu’aux plus hauts niveaux de responsabilité. Il y’a quelques jours, la Gulf Investment Corporation a demandé à une cour de justice américaine d’investiguer sur les dépenses de lobbying supposées de KGLI et Port Fund auprès de cabinets américains afin d’obtenir la libération de Masha Lazareva et Saeed Dashti. Une requête qui, dans le contexte actuel, ne devrait pas aboutir.

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