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Alexei Navalny et le retour de l’intimidation politique en Russie

L’opposant politique russe Alexei Navalny a fait un malaise jeudi matin dans un avion qui le ramenait de Tomsk, en Sibérie, vers Moscou. Ce dernier a rapidement hospitalisé et est tombé dans le coma. Les médecins russes qui l’ont pris en charge ont alors dit ne trouver aucune trace de poison dans leurs analyses, et ont expliqué ce malaise par un problème métabolique résultant d’une faible glycémie. Son état s’est depuis stabilisé et il a pu être transféré à Berlin, où l’équipe de médecins allemands a contredit l’expertise russe, affirmant que l’opposant politique avait bien été empoisonné. D’après leur analyse, ils ont trouvé des traces de toxines présentes dans le Novitchok, un agent innervant qui avait déjà fait parler de lui lors de l’affaire Skripal.

Cette révélation de l’hôpital berlinois de la Charité promet de provoquer un nouveau contentieux diplomatique entre Moscou, qui refuse d’ouvrir une enquête sur l’affaire, et Berlin – plus largement l’Union européenne et Washington « Aujourd’hui, son empoisonnement ne fait pas de doute », confirme pour sa part Anne Nivat, grand reporter spécialiste de la Russie. La situation rappelle en tout cas étrangement Anna Politkovskaïa, journaliste russe et militante des droits de l’homme connue pour son opposition à la politique du président russe Vladimir Poutine. Elle aussi a été victime d’une tentative d’empoisonnement via du thé dans un avion e 2004, menant à son hospitalisation d’urgence. Elle sera assassinée par balle le 7 octobre 2006 à Moscou.

Un fait semble en tout cas pointer vers la piste de l’empoisonnement politique : la lenteur inhabituelle de la procédure d’extradition de Navalny, fruit d’une âpre négociation où la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a même dû intervenir. Une lenteur qui semble avoir servi à tenter d’effacer les traces de poison dans son système. Malgré cela, l’équipe allemande est sans appel. Ces derniers estiment même que « des séquelles à long terme, en particulier dans le domaine du système nerveux, ne peuvent être exclues à ce stade ». Seule certitude pour l’heure : il sera difficile d’établir toute la vérité sur cette séquence faute d’enquête sérieuse de la part des autorités russes.

Un opposant atypique

Avocat moscovite de 44 ans, Alexei Navalny est la bête noire du régime de Vladimir Poutine. Il s’est présenté à la Mairie de Moscou en 2013, et est arrivé second. En 2016, il a été empêché de participer à la présidentielle, où il comptait défier le maître du Kremlin. Il a été arrêté une dizaine de fois et même condamné à 5 ans de camp pour d’obscures raisons – un détournement de fonds largement considéré comme un procès politique hors de Russie. Emprisonné pour avoir participé à une manifestation illégale, Navalny a connu un « choc allergique » très violent en juillet 2019, que nombre d’observateurs ont considéré comme une première tentative d’assassinat. Il s’était même fait jeter de la teinture toxique au visage en 2017, ce qui avait déjà provoqué une hospitalisation d’urgence.

S’il est très connu dans le monde, Navalny l’est beaucoup moins en Russie où il est totalement boycotté par les médias officiels. Aussi, sa perception en tant qu’« opposant politique numéro un » de Poutine est quelque peu exagérée, même s’il est devenu assez populaire chez les jeunes, moins dépendants des canaux d’information contrôlés par le Kremlin – en atteste l’émergence du hashtag #NousSavonsQuiEstCoupable. Il s’agit également d’un nationaliste forcené, qui a tenu à plusieurs occasions des propos extrêmes sur l’immigration ou certaines ethnies russes. Pour autant, l’avocat est un défenseur infatigable de la transparence et de l’état de droit. Les nombreux billets de blog et les vidéos mises en ligne par l’opposant dénoncent avec virulence la corruption dans son pays.

Il s’est ainsi fait de nombreux ennemis, en particulier dans l’entourage de Vladimir Poutine, en publiant des rapports sur l’origine de leur fortune. Il avait même ciblé directement Dmitri Medvedev, ancien bras droit de Poutine ou encore Dmitri Peskov, son porte-parole. Il y a tout juste deux semaines, il renouvelait son soutien aux manifestations anti-Kremlin de durée et d’ampleur inhabituelles en Sibérie. Ces derniers dénoncent l’arrestation « politique » du gouverneur de la région, Sergueï Fourgal, victorieux il y a deux ans contre le candidat du Kremlin. Il avait bénéficié d’un vote de protestation contre les autorités et la réforme des retraites entreprise par le gouvernement. Près de la moitié (45%) des Russes ont récemment dit approuver ce mouvement, d’après un sondage du Levada Center, une ONG russe indépendante de recherches sociologiques et de sondages.

Un durcissement de l’intimidation

Difficile dans ce contexte de ne pas voir derrière cet empoisonnement un rappel à l’ordre du Kremlin. Il « intervient à un moment précis, avec la crise biélorusse et un risque de contagion entre l’opposition biélorusse et par ailleurs, au moment où en Russie les mouvements de mécontentement sont de plus en plus fréquents, notamment dans l’extrême orient », note Michel Eltichaninoff, spécialiste de la Russie, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine. « Donc on peut se demander si de la part des autorités russes, il n’y a pas une volonté d’intimidation, une manière de dire ‘attention si vous aussi essayez de jouer un scénario biélorusse, si vous voulez organiser des manifestations anti-pouvoir et bien sachez que les méthodes employées seront terribles’ ».

Depuis l’élection de 2018, la popularité de Poutine a pris un coup, atteignant en mai dernier le niveau historiquement bas de 59%. Dans le même temps, la répression contre l’opposition s’est durcie, compte tenu du nombre croissant de défis auquel il fait actuellement – en particulier les difficultés liées sanitaires et économiques au coronavirus, les appels à la démission du président biélorusse Alexandre Loukachenko ou encore la récente et impopulaire réforme de la Constitution permettant le renouveau de ses mandats. On peut citer la récente purge parmi les principaux professeurs de droit constitutionnel d’une des grandes universités moscovites comme une illustration d’un régime qui serre la vis dans la tempête.

« À Tomsk, des sympathisants lui auraient demandé, la veille du jour où il est tombé malade, pourquoi il n’était pas encore mort. Il a répondu que sa mort ne servirait pas les intérêts de Poutine car elle ferait de lui un martyr » notait récemment William Partlett, de l’Université de Melbourne. Que cette tentative ait bien été directement orchestré par le Kremlin, ou ses « chiens de garde », qu’il ait visé à tuer l’opposant ou l’intimider – lui et ses proches – on constate derrière elle un changement de ton. C’est le retour de la terreur politique et de l’impunité des puissants. Elle vient rappeler à la jeunesse russe après quelques années de tentative de « soft power », tant en politique intérieure qu’extérieure, que leur pays n’est pas la « puissance morale et militaire garante des valeurs traditionnelles » que vantait Vladimir Poutine en amont des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi.

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