Site icon La Revue Internationale

Haut Karabakh : une guerre turque

La trêve au haut Karabakh n’aura pas tenu. Les forces arméniennes séparatistes et l’armée azerbaïdjanaise s’accusaient mutuellement d’avoir violé le cessez le feu moins de 24 heures après sa signature à Moscou. Cette trêve humanitaire avait été négociée par les ministres des affaires étrangères d’Arménie et d’Azerbaïdjan et devait ouvrir la voie à une rencontre avec les coprésidents du groupe de Minsk de l’OSCE (Russie, France, Etats-Unis), médiateur historique du conflit dans la région. Si la signature de ce texte était un beau succès pour la diplomatie russe, il n’aura pas duré. Le retour des hostilités créé un nouveau point chaud dans la zone d’influence du Kremlin.

Le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, a dénoncé sur Twitter une « violation flagrante du cessez-le-feu » et un « crime de guerre ». Même son de cloche pour son homologue arménien, Artsroun Hovhannissian : « Hier comme aujourd’hui, l’Azerbaïdjan continue de frapper la capitale séparatiste Stepanakert et d’autres villes, visant les populations civiles et les positions militaires arméniennes. » Les deux camps y vont chacun de leur récit, faisant de l’autre l’agresseur. De fait, la situation est très confuse, les journalistes étant très peu présents sur le front, ce qui permet ces contradictions systématiques des affirmations du camp adverse.

Ce qu’on sait : depuis deux semaines, l’Azerbaïdjan a lancé́ une offensive militaire contre la petite république située dans le Caucase du Sud, perdue après l’effondrement de l’URSS au profit de l’Arménie. Ce petit territoire est en effet peuplé quasiment exclusivement d’Arméniens chrétiens. Il est le théâtre d’un conflit dormant depuis 1994, réactivé depuis le 27 septembre par l’Azerbaïdjan, fort du soutien de la Turquie. Des chasseurs F-16 turcs ont même accompagné des drones de l’Azerbaïdjan lors de frappes. Le pays a prévenu que ses opérations militaires ne cesseront définitivement qu’avec le retrait arménien du Haut-Karabakh.

Un conflit asymétrique

La reprise des hostilités est largement due au soutien inconditionnel d’Erdogan à son « frère » Ilham Aliyev. Il présentait même les 2 pays comme « une nation, deux États » dans un discours en mai dernier. « La Turquie redevenue impériale, à la fois islamiste et panturquiste, encourage depuis des années déjà l’Azerbaïdjan à reconquérir ‘ses terres occupées’. Plus radical encore que tous ses prédécesseurs, Erdogan n’a pas arrêté de jeter de l’huile sur le feu, en appelant les ‘frères turcs azéris à reprendre chaque centimètre de la province’ disputée », note l’analyste géopolitique Alexandre del Valle.

Fort de son soutien, Bakou s’est donc lancé dans un conflit asymétrique – et ce d’autant que sa manne hydrocarbure lui a permis de se constituer une armée très supérieure à son voisin. « L’armement a été modernisé avec des achats auprès d’entreprises russes, turques, israéliennes mais aussi françaises (le constructeur de navires militaires DCNS est en pleine phase prospective dans ce pays). L’Azerbaïdjan renforce aussi son industrie de défense nationale […] et commence même à fabriquer des drones », notait ainsi le journaliste spécialisé Romain Mielcarek dans un reportage diffusé sur RFI en 2017

En outre, Bakou a eu recours à des mercenaire venus de Syrie sur ordre de la Turquie pour combattre dans la région. Selon l’OSDH, les combattants se voient initialement proposer de travailler comme garde dans des postes d’observation et de surveillance des frontières, ou des installations pétrolières ou gazières, mais se retrouvent ensuite sur la ligne de front. « Leur nombre, estimé aujourd’hui entre 3 500 et 4 500 combattants, a diminué par rapport au pic d’il y a 4 ou 5 mois » précise Jalel Harchaoui, chercheur à l’Institut Clingendael.

C’est d’ailleurs leur présence qui a fait sortir Moscou de de sa réserve. « Poutine, retranché sur l’aventin, comptait les points. Jusqu’à ce qu’il se décide à reprendre l’initiative diplomatique, la situation étant devenue trop volatile avec les incursions turco-djihadistes dans cette zone qu’il considère comme sa chasse gardée » analyse Ara Toranian, directeur du magazine Les Nouvelles d’Arménie. La Russie accuse ainsi Ankara de « jeter de l’huile sur le feu » en déployant « des terroristes et des mercenaires étrangers ».

La Turquie sur tous les fronts

De son côté, la Turquie dément les accusations, malgré des photos et une enquête très complète du quotidien britannique The Gardian. Cet engagement indirect participe à l’expansionnisme turc, qui sous-tend ses multiples prises de position belliciste ces dernières années. Il s’agit du « rêve fou » du président turc, Recep Tayyip Erdogan de « reconstruire un empire ottoman d’Istanbul aux frontières de la Chine » estime l’archevêque de l’Eglise apostolique arménienne. Il permet à Ankara d’être présente en Azerbaïdjan sans mettre en avant son armée. Une intervention militaire directe turque constituerait en effet un tournant majeur, et une internationalisation du conflit.

« Le scénario du pire bousculerait l’Alliance atlantique, dont la Turquie est membre. Faudrait-il faire preuve de solidarité envers un allié qui joue au boutefeu ? » s’interrogeait à ce propose Jean-Christophe Ploquin, rédacteur en chef du journal La Croix. Il est en tout cas apparent que Bakou ne s’arrêtera pas tant qu’elle bénéficiera du soutien total de la Turquie – aussi c’est du côté d’Erdogan qu’une solution pourrait être trouvée. Devant son engagement à tout va dans des bras de fer dès qu’il en va de l’intérêt national, on peut se demander s’il dispose des moyens de maintenir ouverts tous ces fronts. Sans parler de la grande fragilité de l’économie turque, qui serait impactée très durement par d’éventuelles sanctions européennes.

D’après le Dr Abdelrahim Ali, président du Centre d’Etudes du Moyen-Orient (CEMO), on ne peut « séparer ces ingérences turques au Moyen-Orient, en Méditerranée ou dans le Caucase arménien du rêve d’Erdogan de récupérer les territoires de l’empire ottoman en utilisant les groupes de l’islam politique et en particulier le groupe des Frères musulmans et l’organisation Daech (…), et nous ne pouvons séparer ces ingérences de la tentative d’Erdogan  de créer par le biais du « Mili Gorüs » des communautés turco-musulmanes européennes totalement inféodées (…) puis de les pousser à ne pas s’intégrer à ces sociétés occidentales d’accueil, ceci pour servir son rêve malade de fracturer ces pays par le séparatisme ».

Mais l’expansionnisme d’Erdogan dans les zones d’intérêts stratégiques russes risque bien de finalement se retourner contre lui. « La Turquie et la Russie [avaient pour] objectif commun d’exclure les occidentaux de ce terrain de guerre et de régler les choses entre elles » notait justement Guillaume Perrier, auteur du livre Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan. A force de gourmandise, Erdogan semble en train de saboter ce mariage de raison. Et l’échec du cessez-le-feu russe rouvre la porte aux européens, et potentiellement à Washington, par le biais du groupe de Minsk. Mais ce retour des pays occidentaux dans la région dépendra largement, comme tant d’autres sujets géopolitiques, du résultat des prochaines élections américaines.

Quitter la version mobile