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Le multilatéralisme doit (re)devenir la règle du jeu

Recep Tayyip Erdoğan, président de la République de Turquie

Dans le cadre de l’élection de Joe Biden, la Revue Internationale a voulu donner la parole à Gérald Arboit, docteur HDR en Histoire contemporaine et chercheur-associé à UMR CNRS SIRICE (Sorbonne-Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe), Paris 1 et Paris 4. Il s’exprime sur la recomposition géopolitique en Europe et à ses frontières.

Dans quelle mesure l’élection de Joe Biden va-t-elle rebattre les cartes de la politique internationale ? Une nouvelle tendance se dessine, datant de la dernière année de mandat de Barack Obama, en 2016. Cette année-là, la Russie et la Turquie entraient en scène dans le conflit syrien, parés de toutes les promesses de réussir, là où la communauté internationale, paralysée par le retrait des États-Unis, échouait. Mais ce fut l’OTAN qui dut intervenir pour chasser Daesh de Syrie et aider les forces kurdes face à l’offensive russe, turque et iranienne. Quatre ans plus tard, les mêmes reviennent renverser l’ordre international.

La recomposition géopolitique de 2020 

En une quinzaine d’années, la situation géopolitique a beaucoup évolué en Europe et en Asie centrale. Des fractures sont intervenues au sein de ce que l’Amérique de George W. Bush appelait à l’époque l’« axe du Mal ». La Russie et la Turquie constituent de nouvelles « menaces » que l’Europe et les Etats-Unis tentent de contenir. Les sanctions prises par la communauté internationale à l’encontre de la Russie, en 2014, suite à l’annexion de la Crimée et à la guerre du Donbass, commencent à accomplir leur œuvre et Moscou perd en influence. Coordonnées en Afrique, la Russie et la Turquie agissent dans la précipitation en Europe et dans le Caucase pour satisfaire leurs opinions publiques. Face aux crises biélorusse et kirghize, résultats de processus électoraux truqués, la Russie temporise et craint aussi bien de nouvelles « révolutions de couleur », qui permettraient aux États-Unis et à l’Union européenne d’intervenir indirectement, que la fragilisation de son architecture de sécurité post-soviétique (Organisation du traité de sécurité collective et Union économique eurasiatique). L’adhésion des membres de l’Organisation du traité de sécurité collective au programme chinois de « nouvelle route de la Soie » vient également remettre en cause l’hégémonie régionale russe en Asie centrale. D’où son empressement à imposer un cessez-le-feu au Haut-Karabagh, tout en ménageant la Turquie.


La Turquie profite de la situation dans les conflits régionaux

Tout à réaliser le programme des Frères musulmans partout où cela paraît possible, la Turquie profite de cette perte d’influence de la Russie pour tenter de réaliser un plan caucasien panturc que l’OTAN lui avait affecté à la fin de la Guerre froide. Son soutien à l’Azerbaïdjan au Haut-Karabagh est un énième pas dans ce sens. Il s’ajoute à ceux déjà faits en Méditerranée orientale, pour s’arroger les champs gaziers de la Grèce et d’Israël, et aux manœuvres de déstabilisation en direction du Hamas à Gaza, mais aussi de la Libye et de l’Afrique subsaharienne. Sans compter son utilisation de la « crise des caricatures » qui, au même titre qu’au Pakistan, lui permet de mobiliser des terroristes prêts à être lancés contre une Europe frileuse depuis que Daesh utilisa contre elle l’arme migratoire à l’été 2015, et qui lui permit d’obtenir de judicieux milliards réinjectés dans son économie en mars 2016.

L’importance de l’OTAN…

Pour l’instant, les Européens regardent, effarés et impuissants, les événements, négligeant leur puissance politique, pourtant reconnue par la Turquie et la Russie. La France ou l’Allemagne vont-elles prendre des mesures de représailles ? Rien n’est moins sûr : l’Allemagne entre dans une année électorale, qui soldera les années Merkel, et il n’y a rien à attendre de ce côté. Quant à la France, elle peine à orchestrer une « désescalade » des tensions. Dans la partie orientale de l’Union européenne, la situation est radicalement différente, avec une présence de l’OTAN pour protéger la frontière avec la Russie… Les opposants à la France, en Turquie comme ailleurs, ont beau jeu de renvoyer le président Macron à sa déclaration de novembre 2019 sur l’état de « mort cérébrale » de l’Alliance atlantique. Le président Erdoğan profite depuis longtemps de son statut de membre de l’OTAN. 

…et des sanctions économiques

Pour faire baisser cette « tension » régionale, l’Union européenne doit prendre des mesures économiques, et ne pas se laisser séduire par les velléités militaires de ses membres orientaux, sur le modèle des sanctions contre la Biélorussie d’octobre dernier. La Turquie est liée à l’Europe par une Union douanière entrée en vigueur en 1996, dont la modernisation traine depuis quatre ans. Sa procédure d’adhésion à l’Union est suspendue depuis 2017. Ces mesures résultent du jeu des relations internationales et non du fait accompli, comme la Turquie joue avec la déclaration bilatérale de mars 2016 sur la crise migratoire en Méditerranée, au point mort depuis ce printemps. C’est-à-dire au moment où la Turquie a décidé de mettre en cause le principe européen du multilatéralisme. Continuer à appuyer dans cette direction ramènera la Turquie à la table des négociations.

Réseau diplomatique et alliances stratégiques de la France

Si l’UE a les moyens d’administrer des sanctions économiques, la France, elle, dispose d’une autre arme, séculaire, celle de son réseau diplomatique. Le multilatéralisme doit être réactivé, et ce à différents niveaux. D’abord au niveau du Conseil de sécurité des Nations-Unies, où siègent la Chine et la Russie. La France, qui en est le seul membre européen depuis le Brexit, dispose de toute latitude pour s’exprimer et se faire entendre. Il s’agirait alors d’engager la parole de la France, mais aussi de l’Union européenne.

Ce multilatéralisme pourrait s’exprimer également à travers des partenariats stratégiques dont la France dispose encore, forte du troisième réseau diplomatique au monde (après la Chine et les États-Unis). Dans le Caucase, elle possède de puissants soutiens, qui peuvent être autant de « médiateurs », à l’image du Kazakhstan, pays pivot situé au carrefour du monde chinois, musulman et russe. En 2014, la médiation de Noursoultan Nazarbaïev avait permis d’aplanir temporairement les tensions entre la France et la Russie, ainsi qu’entre la Turquie et la Russie (après l’épisode de l’avion russe abattu). Son successeur, le président Kassym-Jomart Tokayev, diplomate de carrière, ancien secrétaire général adjoint des Nations Unies, et chef du bureau onusien à Genève, est un allié sur lequel la France pourrait également s’appuyer.

Face à des conflits régionaux persistants et aux visées impérialistes de certains géants, la diplomatie et le multilatéralisme, chers à la France, doivent être réactivés, notamment par Emmanuel Bonne, le nouveau conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron, au côté des leviers économiques que détient l’UE, et de la force militaire de l’OTAN – qui n’a peut-être pas encore dit son dernier mot.

Gérald Arboit, docteur HDR en Histoire contemporaine et chercheur-associé à UMR CNRS SIRICE (Sorbonne-Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe), Paris 1 et Paris 4

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