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Alexei Navalny ou la stratégie du martyr

Il n’aura fallu que quelques instants pour les services de sécurité de l’aéroport de Cheremetievo, à Moscou, pour appréhender Alexei Navalny le 17 janvier dernier, à peine descendu de son avion. Son vol, en provenance de de Berlin, avait par ailleurs changé de destination en raison d’un « problème technique », et n’aura finalement pas pu atterrir à l’aéroport où l’attendaient ses partisans. L’opposant russe revenait de cinq mois de convalescence en Allemagne où il se remettait d’une tentative d’empoisonnement qui a bien failli lui coûter la vie. Un jugement rendu à l’emporte-pièce le lendemain a établi qu’il sera maintenu en prison au moins jusqu’à la mi-février.

Afin de justifier cette arrestation, les pouvoirs publics russes ont expliqué que l’ancien avocat avait violé des mesures de contrôle judiciaire relatives à une peine de prison avec sursis à laquelle il a été condamné en 2014. « Il lui est reproché de ne pas s’être présenté à un commissariat comme il en avait l’obligation, alors qu’il était en soigné en Allemagne pour un empoisonnement provoqué par des agents russes. Littéralement kafkaien ! », explique l’analyste Pierre Haski dans une chronique dédiée à l’affaire.

Chronique d’un empoisonnement manqué

Navalny avait en effet été contraint de quitter la Russie, alors encore inconscient, après avoir été victime d’une tentative d’assassinat au Novitchok, un agent innervant utilisé par les services secrets russes, le 20 août 2020. Il se trouvait alors dans un avion qui devait le ramener à Moscou, et n’a survécu que grâce à la réaction des pilotes qui ont immédiatement atterri afin qu’il soit pris en charge par les servies de toxicologie des urgences de l’hôpital d’Omsk, en Sibérie, avant d’être transféré en Allemagne à la demande de ses proches.

D’après le journaliste François Bonnet, la responsabilité du Kremlin dans cet empoisonnement ne fait aucun doute : « L’ampleur de l’opération nous fait obligatoirement remonter jusqu’à la direction du FSB – dont le patron est un très proche de Poutine (…) Comment imaginer que cette opération n’a pas été commandée, ou au moins validée, au plus haut sommet de l’état ? ». Une explication confirmée par un appel téléphonique lunaire publié par le média Bellingcat où Navalny lui-même a réussi à obtenir la confession d’un des agents du FSB chargé de l’opération.

Malgré la menace évidente qui pèse sur sa vie, et malgré l’arbitraire criant d’une la justice russe instrumentalisée par l’état pour faire taire les opposants, Navalny a décidé de revenir à Russie plutôt que de continuer à œuvrer depuis un exil Allemand. « C’est à ses yeux une mort politique douce. Il en veut pour exemple Mikhaïl Khodorkhovski, l’ancien oligarque qui avait défié Poutine en 2003, effectué dix ans de prison avant d’être autorisé à quitter le pays » rappelle justement Pierre Haski. « Il a vainement tenté de mobiliser contre Poutine de l’étranger, mais son impact en Russie est faible ».

« Un palais pour Poutine »

La croisade de Navalny contre Vladimir Poutine se fait principalement via le Fonds de lutte contre la corruption, une organisation qui entend lutter « contre le parti des voleurs et des escrocs ». Il a ainsi publié une série d’enquêtes sur la corruption de dirigeants, qui totalisent aujourd’hui pour certaines plusieurs dizaines de millions de vues – notamment une vidéo consacrée à l’ancien président Dimitri Metvedev, et l’immense empire immobilier qu’il se serait bâti grâce à la corruption. Mais Navalny a frappé encore plus fort, accompagnant son retour tonitruant au pays d’une nouvelle sortie, cette fois sur un immense palais que se serait construit Poutine, et qui totalise à ce jour plus de 84 millions de vue sur YouTube.

Il y décrit dans le détail la propriété de 7800 hectares près de Guélendjik, station balnéaire de la mer Noire, ainsi que l’immense bâtiment (260 m2 pour 1,1 milliard d’euros tout de même !), mais au-delà des images choc, ce sont les explications de la fortune utilisée pour financer ce projet qui frappent le plus. « Ce qu’on apprend surtout dans le documentaire Un palais pour Poutine, c’est tout le montage financier d’une part, le propriétaire est une sorte de prête-nom, et tout est complètement contrôlé par des sociétés écrans, des fondations, des particuliers, etc. Et tout ce monde est lié à Vladimir Poutine » note Galia Ackerman, historienne et journaliste franco-russe.

Un pouvoir de nuisance accru

Fort de cette notoriété nouvelle – Navalny était jusqu’alors peu connu des russes, car largement ignoré par les médias d’état – l’opposant a renouvelé ses appels au « smart vote », une stratégie politique, qui consiste à demander les citoyens russes à voter systématiquement contre le candidat du pouvoir. Un appel, qui s’il est entendu pourrait embarrasser le régime lors des prochaines législatives prévues cet automne. Et ce d’autant que si son auditoire était jusqu’alors principalement composé de jeunes urbains, son soutien aux mouvements de protestation populaires de Sibérie et le succès inespéré de sa vidéo lui confèrent un pouvoir de nuisance accru.

C’est d’ailleurs sa participation à la campagne pour les élections municipales en Sibérie, là où la population était descendue dans la rue pour soutenir un gouverneur arbitrairement limogé, qui avait sans doute provoqué l’ire de Moscou et poussé à son empoisonnement. On aura également vu des manifestations de soutien à l’annonce de son emprisonnement : 112 villes touchées, entre 250 000 et 300 000 personnes mobilisées – soit la plus grosse vague de protestation depuis dix ans, malgré le froid polaire et des mesures préventives musclées : arrestations préventives, censure sur les réseaux sociaux, menaces de renvoi des étudiants, journées de cours obligatoires dans les écoles, avertissements aux parents, descentes de police ciblées…

Ce qui ne signifie pas pour autant que Poutine soit réellement menacé : le lien entre la défiance croissante un peu partout dans le pays vis-à-vis de l’Etat  et le mouvement politique initié par Navalny est encore ténu : Selon une enquête de l’institut de sondage indépendant Levada, seulement 20% des Russes approuvent son action et seuls 15% estiment que son empoisonnement était piloté par le Kremlin. Pour autant, si Poutine voulait effacer Navanly, ce dernier bénéficie aujourd’hui d’une visibilité dont il ne pouvait que rêver il y a encore quelques mois. Situation qui vient valider de la dangereuse stratégie de martyr qu’a choisi l’opposant politique.

« Navalny parle au futur », souligne Marie Mendras, chercheure au CNRS et au Centre de Recherches Internationales de Sciences Po, « ce qui le distingue des hommes du Kremlin et des vieux routards de la politique qui rabâchent les frustrations d’une puissance passée ». Mais pour écrire le futur, encore faut-il survivre. Quel coût (économique, politique, géopolitique) aurait la mort de Navalny pour le Kremlin, comme sont morts Boris Nemtsov, assassiné en 2015 à quelques dizaines de mètres du Kremlin, ou la journaliste Anna Politovskaia, abattue devant chez elle en 2006 ? La question doit certainement occuper les conseillers présidentiels ces jours-ci. Navanly, lui, a tranché.

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