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« Recalibrage » de la relation américano-saoudienne

Le 3 mars, la Maison-Blanche de Joe Biden a publié ses « Orientations stratégiques provisoires en matière de sécurité nationale », un document censé donner les grandes lignes de sa politique étrangère à venir. Tant par la date avancée de sa publication que par son contenu, la directive de la nouvelle administration veut envoyer un message clair : il faut de tourner la page de l’ère Trump, notamment en reprenant le leadership américain dans les institutions internationales. Ce faisant, Biden risque toutefois de se heurter à une pluralité de réalités régionales complexes.

Parmi les annonces les plus attendues étaient celles sur l’évolution des relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite, allié difficile mais incontournable. A ce propos, le chef de la diplomatie américaine Anthony Blinken a insisté sur la nécessité de non pas « rompre » mais « recalibrer » le lien entre les deux pays – dans le texte « réaffirmer » des « exigence en matière de respect des valeurs américaines, exiger que l’unité d’élite qui s’est chargée d’assassiner Khashoggi soit démantelée ». Une évolution notable après le soutien sans condition qu’accordait Trump à Ryiad.

Cette évolution faisait d’autant frémir au Proche Orient que la dépendance au pétrole saoudien des Etats-Unis s’est considérablement amoindrie grâce au développement d’une filière gaz de schiste américain. En outre, les tentatives de rapprochement avec l’Iran – véritable bête noir des saoudiens – inquiétait en plus haut lieu. Et ce d’autant que la stratégie américaine indique clairement une volonté de se désengager dans la région afin de se concentrer sur la rivalité croissante avec la Chine, reconnue comme la « concurrente stratégique ». Le revirement annoncé est finalement bien timide.

L’indéboulonnable MBS

C’était pourtant mal engagé pour Riyad, avec une Maison blanche qui décidant de rendre public un rapport des renseignements américains qui désigne clairement le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman (MBS) comme le commanditaire de l’assassinat du journaliste à Istanbul. Aussi, en réponse à ces révélations, l’administration américaine a annoncé que Joe Biden n’aura plus de contact avec MBS, mais traitera directement avec son père, le roi Salmane. Cette annonce revient à évincer le jeune dirigeant de facto, au moins le temps du mandat de Biden, tant l’alliance américano-saoudienne est centrale pour Riyad et en être exclu revient à perdre le leadership qu’il tentait de construire.

Cela étant, « ce n’est pas la raclée à l’Arabie saoudite que beaucoup espéraient », a souligné Varcha Kodouvayour, analyste à la Fondation pour la défense des démocraties. Pour Washington, la priorité était en effet d’éviter une rupture diplomatique.  « Penser que la Maison Blanche version Biden allait réellement rompre ses liens avec l’Arabie Saoudite pour un journaliste assassiné, c’était sous-estimer gravement l’importance stratégique de ce pays dans la région la plus sensible au monde pour les Etats-Unis » résume Ben Samuels dans les colonnes d’Haaretz. De fait, MBS est un élément absolument incontournable de la matrice saoudienne.

Un début tout en compromis

« Il va être assez difficile pour Joe Biden de marginaliser durablement MBS, parce qu’il concentre tous les pouvoirs. Il est prince héritier, il est ministre de la Défense. Il concentre aussi des pouvoirs économiques très forts entre ses mains », note Anne Gadel, est spécialiste du Moyen Orient et rapporteure pour l’Institut Montaigne. « Le roi Salmane va bientôt certainement nous quitter. Donc, je pense qu’à terme, les Etats-Unis n’auront d’autre choix que de reprendre langue directement avec MBS, notamment parce que c’est lui qui a les clés de pas mal de crises dans la région. »

Le fait de ne pas prendre de sanctions personnelles contre le prince hériter, malgré la reconnaissance officielle de sa responsabilité dans un assassinat aussi sordide qu’arbitraire, marque un recul sur la promesse de campagne de Biden de faire « payer le prix de cet assassinat aux responsables saoudiens ». Il semble finalement adopter une voie médiane afin de conserver une marge de manœuvre nécessaire pour traiter avec l’Etat saoudien, au grand dam des associations de défense des droits de l’homme. Ces dernières n’ont pas caché leur frustration à propos d’une situation que la rédaction du Washington Post résume fort justement comme « un ‘bon pour un meurtre gratuit’ à tout despote qui présente un quelconque intérêt stratégique pour les Etats-Unis ».

La nouvelle doctrine américaine sur le Yemen

Joe Biden semble en effet avoir placé sa priorité ailleurs. Dans son premier grand discours de politique étrangère, en Février dernier, il avait annoncé la fin du soutien à la coalition sunnite menée par l’Arabie saoudite, englué dans une guerre meurtrière au Yémen depuis 2015. Les effets ne se sont pas fait attendre : Washington s’est engagée à annuler trois livraisons d’armes à Riyad et a confirmé la nomination d’un ancien diplomate de l’ambassade de Riyad, Timothy Lenderking, comme émissaire pour le Yémen, dans un effort politique pour mettre fin au conflit. Biden a enfin décidé de reconsidérer la décision de Donald Trump d’inscrire les rebelles houthistes sur la liste des « organisations terroristes ».

Cette annonce est une tentative assumée d’ouvrir la porte à une résolution politique de la crise yéménite – seule sortie aux conflits qui s’enlisent. Elle contraint ainsi Riyad à se rendre à la table des négociations, mais ça n’est probablement pour déplaire aux saoudiens. Pour Fatiha Dazi-Héni, de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire, « la volonté de Joe Biden de contraindre l’Arabie saoudite à mettre un terme à ses frappes au Yémen, n’est finalement pas accueillie comme une rupture ». Il y voit davantage « bouée de secours » tendue à l’Arabie saoudite « qui doit absolument sortir de conflit coûteux en vie humaine, et qui représente une catastrophe militaire, politique diplomatique pour leur réputation. »

« Pour les États-Unis et l’Arabie saoudite, mettre un terme au conflit entre Riyad et les Houthistes entraîne vraisemblablement des négociations en arrière-rideau avec les Iraniens qui soutiennent les rebelles », analyse la chercheuse. Washington ferait ainsi d’une pierre deux coups, en aidant son allié tout en tendant une branche d’olivier aux iraniens alors que les discussions autour de l’accord nucléaire JCPoA doivent reprendre. Un manouvre habile, mais aussi nécessaire dans un contexte régional explosif. « Avec un terrain aussi complexe, Joe Biden avance prudemment, peut-être trop prudemment pour pouvoir changer la donne » estimait ainsi l’analyste Pierre Haski dans une chronique sur France Inter. Le risque étant, faute de réel progrès, de sacrifier son mandat à réparer les dégâts commis par son prédécesseur.

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