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Erdogan face aux limites de la stratégie du bouc émissaire

Parfois, le choix des mots en disent long : 10 ambassadeurs occidentaux sont menacés d’expulsion par le Président turc Recep Tayyip Erdogan, accusés « d’indécence ». Les ambassades du Canada, de la France, de la Finlande, du Danemark, de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Nouvelle-Zélande, de la Norvège, de la Suède et des Etats-Unis – dont 7 sont des membres de l’Otan – ont ainsi fait l’objet de nouvelles gesticulations du dirigeant, pour avoir appelé à un « règlement juste et rapide de l’affaire » Osman Kavala. Il s’agit d’un prisonnier politique, personnalité de la société civile, détenu depuis quatre ans en dépit d’un acquittement prononcé en février 2020 et d’une décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a demandé en décembre 2019 sa libération immédiate.

Les signataires de la déclaration contentieuse estimaient notamment que « le retard persistant (pris par) son procès jette une ombre sur le respect de la démocratie, de l’état de droit et de la transparence du système judiciaire turc ». Ce mécène, propriétaire d’une grande maison d’édition était accusé de « subvention » – une accusation assez vague, et qui pourtant, la justice n’a pas suffi à le faire condamner. Il est ainsi emprisonné depuis près de 1 500 jours sans motif juridique. Pour Erdogan, Kavala serait un « agent de Soros en Turquie ». Une thèse complotistes assez pratique, puisque toute intervention de pays étrangers ou d’organisations européennes comme le Conseil de l’Europe ou la Cour européenne des droits de l’homme, peut y être assimilée.

Une nouvelle étape dans la fuite en avant d’Erdogan

Parmi les pays visés, les premiers à réagir, samedi soir, furent la Suède, la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas ainsi que l’Allemagne, notant qu’ils n’avaient reçu aucune notification officielle concernant leurs ambassadeurs respectifs à ce stade. Un peu plus tard, les Etats-Unis ont fait de même. « Nous sommes au courant de ces informations et cherchons à en savoir plus auprès du ministère turc des Affaires étrangères », a indiqué un porte-parole du Département d’Etat américain. Une position qui atteste d’un choix de réponse asymétrique, sans doute pour éviter une escalade.

Malgré la mesure de la réaction des pays visés, force est de constater qu’une nouvelle étape a été franchie, si ce n’est dans la défiance entre la Turquie et ses alliés en tout cas dans le ton employé par Ankara. Ce type de déclarations incendiaires se font en effet en total mépris des procédures diplomatiques habituelles. Elles sont toutefois de plus en plus fréquentes depuis le coup d’état manqué de 2016, qui a poussé Erdogan à constamment renforcer de sa rhétorique belliciste et de sa main mise sur les institutions du pays. De fait, il exerce désormais les fonctions de président et de premier ministre et réprime toute forme d’opposition sur son territoire tout en multipliant les pressions sur les pays qui accueillent des ressortissants turcs qui critiquent sa politique.  

Cette sortie prend les récents efforts d’ouverture d’Ankara à l’égard de ses alliés occidentaux, en particulier l’UE, à total contrepied. Ce faisant, elle a causé un malaise visible au sein de la diplomatie turque. Après ces annonces, « Mevlut Cavusoglu, le chef de la diplomatie turque, ne savait plus sur quel pied danser » comme l’a justement souligné Marie Jégo, correspondante du Monde à Istanbul. « Le ministère des affaires étrangères ne peut pas résister aux demandes d’Erdogan parce que l’institution fonctionne comme si elle était sa secrétaire personnelle », a pour sa part souligné Aydin Sezgin, ancien diplomate et député du Bon Parti (centre droit, opposition).

L’arbre qui cache la forêt

Cette sortie marque le retour de la politique du coup de sang pour le dirigeant turc. Si jusqu’alors celle-ci avait servi les intérêts électoralistes d’Erdogan en mobilisant le nationalisme turc, ce calcul politique intérieur semble à bout de souffle. « C’est un jeu classique de la part d’un homme politique inquiet », souligne l’éditorialiste Pierre Haski. « Recep Tayyip Erdogan a perdu les mairies d’Istanbul et d’Ankara au profit de l’opposition, et il sait que les prochaines élections générales, en 2023, seront âprement disputées. » Une analyse partagée pat Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste de la Turquie. Pour ce dernier, le président Erdogan « agite la fibre nationaliste » à des fins électorales.

« Erdogan veut frapper très fort. Aujourd’hui, il est dans une situation de politique intérieure assez compliquée. Les sondages indiquent tous des intentions de vote autour de 30%. (…) Cette défection de son électorat traditionnel s’explique par une situation économique très dégradée ». Mais depuis le temps, les boucs émissaires mis en avant par le Président peinent à cacher sa gestion économique et sanitaire désastreuse, ainsi que l’isolement diplomatique croissant de la Turquie, pourtant en pleine opération de promotion d’une organisation du monde « post-occidentale ». De fait, il a beaucoup à perdre : « Beaucoup en Turquie estiment que Recep Tayyip Erdogan ne peut se risquer à perdre le pouvoir car il ferait alors sans doute l’objet de poursuites pénales », notait ainsi Jean-Christophe Ploquin dans un éditorial pour le quotidien la Croix.

Il le sait, les augures sont mauvais. La monnaie turque continue de dégringoler (actuellement 9,73 pour un dollar, contre 1,86 en 2011), le pays est confronté à l’une des inflations les plus élevée au monde – à 19,5 % – et le PIB par tête est tombé à 8 610 dollars par personne en 2020, contre 12 489 dollars en 2013. De plus, la hausse des coûts de l’énergie n’annonce rien de bon pour un pays dont les besoins sont à 74 % couverts par l’importation. En outre, Ankara s’attaque aujourd’hui à ses principaux partenaires commerciaux, au risque de les aliéner au moment même où le pays a le plus besoin de soutien. Du pain béni pour l’opposition, dont le dirigeant, Kemal Kiliçdaroglu, a déclaré que l’expulsion des ambassadeurs risquait de « précipiter le pays dans le gouffre ».

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