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La crise ukrainienne souligne le rôle de la guerre de l’information

La reconnaissance unilatérale par Vladimir Poutine des deux Républiques séparatistes de Donetsk et Luhansk, dans l’Est de l’Ukraine nous rapproche une nouvelle fois de la guerre sans réellement passer le cap. Ce dernier a en effet officiellement donné l’ordre à l’armée russe d’avancer pour « maintenir l’ordre » dans ces territoires. Une escalade qui fait craindre que l’histoire se répète, dans un balai auquel le Kremlin nous a malheureusement habitués au fil des deux dernières décennies. L’éditorialiste Pierre Haski rappellait ainsi que Poutine avait la fâcheuse tendance de « redessiner les frontières d’un pays souverain, comme il l’a fait par le passé en Géorgie et en Moldavie, avec d’autres républiques russophones, la Transnistrie, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, détachées de ces États et occupées par des troupes russes ».

Pour accompagner le recours à la force, durant le weekend le Président russe avait multiplié mes signaux afin d’accréiter la thèse d’une réponse nécessaire auprès de son opinion publique hostile à un recours à la force (8% de soutien seulement) : les appels des dirigeants séparatistes à la population du Donbass enregistrés plusieurs jours avant leur diffusion, l’émergence de la menace d’un soi-disant génocide, des attentats imaginaires contre les forces de l’ordre dans le Donbass, un faux bombardements sur le territoire russe… Le terrain était bien préparé. Et pour cause, comme l’analyse le Professeur Stefan Miester, de l’institut allemand de politique étrangère : « La guerre est impopulaire en Russie. Les Russes sont lassés de se voir les opérations miliaires au Donbass ou au Mali et en Syrie. La population préfèrerait voir le gouvernement se pencher sur les problèmes socio-économiques qui plombent le pays ».

L’annonce russe a donné lieu à une série de condamnations du Conseil de sécurité de l’ONU – à l’exception de l’ambassadeur chinois, Zhang Jun qui a été plutôt ambiguë. « Tous les pays doivent résoudre les différends internationaux par des moyens pacifiques conformément aux buts et principes de la Charte des Nations unies ». Une retenue qui est liée à la position de la Chine vis-à-vis de la Russie, qualifiée de « soutien ambigu » par Paul Charon, Directeur Renseignement, anticipation et menaces hybrides à l’IRSEM. « Cette situation embarrasse les chinois. Cela n’arrive pas au bon moment. Au-delà des JO il y a le congrès du parti qui s’annonce à l’automne, qui verra la reconduction de XI Jinping aux commandes du parti pour un troisième mandat », souligne-t-il. Reconnaitre un droit d’ingérence à la Russie pour protéger une population oppressée tracerait en effet parallèle gênant avec Taïwan.

La guerre des récits

Si l’invasion armée de l’Ukraine n’a pas commencé, la guerre de l’information est déjà au cœur de ce conflit. Les gouvernements occidentaux n’ont cessé de produire une analyse de l’intention russe afin de détricoter la propagande de Moscou et la priver de prétextes d’envahir le pays. Cela montre une assez bonne compréhension de l’utilisation par la Russie d’infox pour des opérations de subversion – principalement chercher à justifier son intervention et se mettre à l’abri d’éventuelles représailles. Mais la désinformation russe s’est sensiblement accélérée durant ces trois derniers jours, rendant la réponse systématique quasiment impossible. Dans le même temps, des images satellites montraient l’installation d’hôpitaux de campagne et de bases de ravitaillement derrière la frontière, laissant peu d’espoir à une désescalade.

Face aux mises en garde des américains et des européens, Moscou a eu beau jeu de rappeler 2003, lorsque Colin Powell avait défendu l’existence de soi-disant armées de destruction massives afin de justifier l’invasion d’Irak – un mensonge qui demeure à ce jour un coup dur pour la crédibilité du « récit » américain. Mais la stratégie de justification de la Russie atteint aujourd’hui une ampleur sans précédent.« S’il y a toujours eu de la propagande et des tentatives de manipulation de l’information, de nouveaux moyens apparaissent – médias, réseaux sociaux – visant à fracturer l’opinion publique et la cohésion autour de la légitimité d’une riposte » explique ainsi Joseph Henrotin, politologue, chargé de recherches au Centre d’Analyse et de Prévision des Risques Internationaux. « Il y a là un espace de manœuvre pour celui qui tente de jouer sur les opinions publiques (…) On peut générer des effets stratégiques en tentant de manipuler »

Pour autant, cette guerre des récits n’est pas une fin en soi : « C’est bien beau de préparer le terrain en affaiblissant les cohésions sociales et la volonté de riposte, mais à un moment donné il faut conclure. Ces modalités de guerre hybride ne sont pertinentes que lorsqu’elles préparent le terrain à leur exploitation » rappelle le spécialiste. Autrement dit, les stratégies de désinformation accroissent la liberté d’action sur le terrain, mais ne remplacent pas l’affrontement armé. Aussi les inquiétudes quant à l’inévitabilité d’un conflit se sont multipliées ces derniers jours – peut être un peu précipitamment.

Hausser le ton sans déclarer la guerre

Jusqu’à récemment, tant que son but était d’empêcher l’Ukraine de rejoindre l’Otan, le statu quo convenait à Poutine. Rejoindre l’Otan nécessite en effet d’avoir des frontières pacifiées et il lui était donc suffisant de maintenir un conflit larvé dans l’Est du pays. La reconnaissance de l’indépendance des deux régions séparatistes marque donc une nouvelle étape, ce qui interroge sur ses nouveaux objectifs. « Reconnaitre cette indépendance serait reconnaitre un échec, car Poutine perdrait ses moyens de pression et de chantage sur Kiev », estimait récemment Tetyana Ogarkova, responsable du département international à l’Ukraine Crisis Media Center. D’après cette dernière, « il s’agit d’un moyen de garder la face, car son chantage n’a pas marché avec l’Otan ».

 Après une mobilisation militaire de l’ampleur de celle qui se trame depuis le début d’année le long de la frontière ukrainienne, Poutine ne pouvait simplement retirer ses troupes sans obtenir de contrepartie. Il fallait donc compenser l’échec relatif de la pression exercée par la Russie visant à réécrire les règles mises en place au lendemain de la chute du bloc soviétique. Mais en renonçant ce matin à « sécuriser » tout le territoire des deux régions insurgées, y compris les zones contrôlées par les forces gouvernementales ukrainiennes, Poutine ne va pas encore jusqu’à la guerre ouverte. Il s’agit une nouvelle fois de pouvoir défendre à son opinion qu’il n’est pas belligérant, mais également que les occidentaux sont de mauvais alliés qui ne défendent pas les ukrainiens sans pour autant à avoir à les attaquer – l’asymétrie du rapport de force le protégeant d’éventuelles représailles.

Peut-être espère-t-il ainsi inverser la tendance en Ukraine où la population à 60% opposée à un rapprochement avec l’Occident en 2014, y est aujourd’hui 70% favorable. « L’identité ukrainienne forgée en opposition à la Russie s’est consolidée » rappelle Stefan Miester. La Constitution votée en 2018 a même gravé l’attachement européen et atlantiste de l’Ukraine dans le marbre, au grand dam de la Russie. Si Poutine ne semble à ce jour pas vouloir aller jusqu’à renverser le régime ukrainien par les armes afin de réécrire ce texte – la thèse des services secrets britannique – la focalisation sur la défense fragilise les forces progressistes du pays. Peut-être cherchera-t-il alors à piloter un renversement mené par ses alliés de l’intérieur si le soutien au Président Zelenski recule suffisamment.

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