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A l’heure des sanctions, commet sortir de l’impasse ukrainienne ?

Prenant nombre d’observateurs de court – moi le premier – la Russie a finalement lancé une offensive totale en Ukraine. Dès lors, tous les regards se sont tournés vers la réaction de la communauté internationale, pour voir ce que cette agression allait coûter à la Russie. Les pays occidentaux n’ont pas tardé à adopter une série de sanctions qui visent directement les avoirs des milieux d’affaire russes et plus généralement de la classe moyenne. Les premières estimations indiquent ainsi que les oligarques auraient perdu 125 milliards de dollars en quelques jours. L’Union européenne a également procédé au gel des avoirs de la Banque centrale russe, dont le montant total est estimé à plus de 600 milliards d’euros – une première en matière sanctions internationales.

S’en est rapidement suivi l’exclusion de plusieurs banques du système d’échanges international Swift, ce qui revient à bloquer l’accès des banques russes aux institutions financières mondiales et débrancher l’économie russe du système d’échanges internationaux. La mesure est très pénalisante pour tout le système bancaire russe : « Les banques qui ne seront pas exclues de Swift ne pourront de toute manière pas supporter les transactions des autres banques qui, elles, n’ont plus accès à ce système », précise l’analyse d’Olivier Dorgans. Dans le même temps, les espaces aériens européens ont été fermes aux avions russes. L’Allemagne, réticente depuis le début de la crise, a même décidé de suspend le gazoduc Nordstream 2.

Première conséquence de ces sanctions, le rouble a chuté de 30% par rapport au dollar. Pour enrayer la tendance, la Banque centrale a relevé très fortement son taux directeur, de 9,5 points, à 20 %. Une mesure qui, par ricochet, va accroître les taux d’intérêt de tout le secteur des emprunts et donc ralentir un peu plus encore les investissements en Russie. Pour éviter une hémorragie, Vladimir Poutine a décrété l’interdiction pour les résidents en Russie de transférer des devises à l’étranger. « Les sanctions adoptées sont beaucoup plus fortes que les trains de sanction précédents », résume Tatiana Kastouéva-Jean, Directrice du Centre Russie de l’Ifri.

Quelle efficacité pour les sanctions occidentales ?

Ces mesures sont-elles susceptibles de déclencher une crise macro-financière de grande ampleur en Russie ? Le Kremlin aura en tout cas tout fait pour l’éviter, en préparant le terrain depuis 7 an. Il a accumulé 630 milliards de dollars de réserves en or et en devises en prévision de sanctions internationale – dont quelques 95 milliards de dollars se trouvant dans des banques du monde entier, viennent d’être gelés. De même, pour anticiper un retrait du système Swift, Poutine a bâti à une structure alternative : le SPFS (opérationnel depuis 2017). Ce dernier inclut la banque centrale chinoise, ce qui limite les effets de l’exclusion russe. Plus largement, la Russie a procédé à une diversification de son économie, à réduit sa dette publique à 15% de son PIB, et compte bien profiter de la hausse du prix du baril de 40 à 100 dollars provoquée par la crise.

Il faut également noter que l’Europe est vulnérable aux répercussions de ces sanctions – en particulier si ces dernières provoquent une hausse durable des prix de l’énergie et du blé. Pour rappel, un tiers du blé mondial vient de Russie ou d’Ukraine, et ce conflit va sans aucun doute provoquer d’importantes fluctuations sur ce marché. De même, les Etats-Unis sont très dépendants des métaux stratégiques comme le platine, le palladium ainsi que le titane nécessaire pour la construction d’avions, et pourraient dans une moindre mesure souffrir des mesures prises à l’encontre de la Russie. Le soutien public aux sanctions pourrait ainsi fluctuer si ces conséquences se font trop ressentir en Europe ou aux Etats-Unis.

En somme, l’ampleur des sanctions ne garantit pas à elle seule une réussite. « De toute façon les sanctions ne suffiront pas (…). Il faut raisonner en termes de capacités de dissuasion, de politique énergétique et bien sûr il faudra absolument réduire la dépendance à l’égard de la Russie en matière de gaz et de pétrole. Et ça ne se fait pas du jour au lendemain, mais se fera inévitablement si les européens restent à la hauteur des enjeux » note Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie, conseiller spécial à l’Institut Montaigne. Une analyse partagée par l’opposant politique en exil et ancien champion du monde d’échecs Garry Kasparov, qui prévient que cette stratégie « coûtera également aux pays libres » dans une édifiante interview. L’Europe doit donc s’engager dans une action de long terme qui doit permettre d’identifier ses vulnérabilités stratégiques et d’éviter un chantage similaire à l’avenir. Il est en effet fort à parier que la Chine soit en train de prendre des notes pour ses propres projets de conquête de Taïwan.

Poutine perd la guerre médiatique

Les effets de la réponse occidentale ont tout de même commencé à se faire ressentir, entre les queues devant les distributeurs dans les grandes villes russes, le manque ponctuel de liquidités, les premières sorties d’oligarques critiques de la guerre, le risque de défaillances de plusieurs banques russes… A cela il faut ajouter la déconvenue causée par une avancée très lente de l’armée russe en Ukraine – le plan initial était de maitriser Kiev dans les premières 24h afin de « décapiter » le régime, et la situation est figée depuis 5 jours. Les causes sont multiples : échecs logistiques, défense acharnée des roupes ukrainiennes, sensiblement renforcée depuis la débâcle de 2014, soutien infaillible de la population à son Président Volodymyr Zelensky devenu une figure fédératrice de la résistance.

Aussi, Moscou a décidé de déployer des effectifs plus importants – dont la tristement célèbre « garde prétorienne » tchétchène –  sur le terrain. Vladimir Poutine a même brandi la menace nucléaire dimanche. Une action inconséquente, « émettant un parfum de peur » d’après Shashank Joshi, chef de la rubrique sécurité pour the Economist. Pour ce dernier, cependant, « il n’y a pas de raison de penser que Poutine ait recours à l’arme nucléaire » compte tenu des conséquence inévitables d’une telle agression. Un avis partagé par l’ancien président François Hollande, habitué des négociations avec le Kremlin, en particulier dans le sillage de l’invasion de Crimée, qui assure que cette annonce est un « bluff » de Poutine, acculé.

L’empressement russe est renforcé par l’échec de sa guerre de l’influence. Partout dans le monde, sauf en Russie où la presse ne parle que d’affrontements dans le pour éviter un « génocide », les journalistes rapportent une invasion armée en Ukraine. Celle-ci est par ailleurs largement décriée. « Est-ce qu’on va laisser cette fois encre les russes faire croire au monde entier qu’ils agissent en réaction à une agression de l’occident et que ce dernier est responsable d’un changement de régime ? Manifestement cette fois-ci, grâce la gestion américaine de la crise on ne peut pas croire qu’il y a eu une provocation ukrainienne ou une attaque occidentale » analyse Michel Duclos. « On voit bien que ce sont ici les ruses qui visent un changement de régime ».

Poutine semble en effet embarrassé par la tournure des évènements. Et ce d’autant que malgré la censure totale dans son pays, une part croissante de l’opinion – en particulier la jeunesse – semble rejeter cette intervention. « J’ai rarement vu quelque chose d’aussi pitoyable que les diplomates ces derniers temps qui essaient de justifier l’opération, et qui répètent à l’infini les mots ‘opération spéciale’, ‘on cherche à amener la paix en Ukraine’ et ‘on lutte contre les nazis et contre le génocide de la population russe dans le Donbass’», ironisait Tatiana Kastouéva-Jean dans un entretien accordé à France Culture. « Il n’y a pas encore de sondages, mais les premières réactions sont intéressantes (…) Il y a une grande majorité qui est vraiment choquée par ce qui est en train de sa passer. Poutine, je pense, a franchi une ligne rouge pour l’opinion publique, qui peut créer une érosion de la loyauté vis-à-vis de ce dernier » précise-t-elle.

Une erreur de calcul

Jusqu’ici, la population russe était convaincue que leur dirigeant poursuivait la défense de l’intérêt national russe. Mais l’invasion de l’Ukraine risque bien d’être un point de bascule – et pourrait être un second Afghanistan pour la Russie. « Poutine est dans une impasse militaire : soit il se retire et il aura échoué, soit il se maintient et va échouer encore plus profondément parce qu’il va allonger nombre de morts » résume le géopolitologue Pascal Boniface. Il voulait reprendre contrôle de son voisin, mais il l’a durablement aliéné, alors que la multiplication des gestes de résistance de la population ukrainienne cimente une identité nationale construite en défiance vis-à-vis de Moscou. Il voulait également affaiblir l’Otan, mais l’alliance ressort renforcée et plus que jamais pertinente après des années d’errances.

Si l’invasion d’Ukraine avait pour but de forcer à une réorganisation des règles géopolitiques en Europe, celle-ci n’est pour l’instant pas allée dans le sens du Kremlin : ce dernier est parvenu réussi forcer l’Allemagne à changer sa position sur ses dépenses de défense (jusqu’alors un véritable serpent de mer), la Suisse à abandonner sa neutralité, la Suède et la Finlande à demander à rejoindre l’Otan, le Kazakhstan à refuser de fournir des troupes, la Grèce condamner ses agissements, et le soutien que lui apporte la Chine s’est sensiblement refroidi. Son attaque a également causé une exclusion de la Russie d’un grand nombre d’évènements sportifs – domaine très importants aux yeux de Poutine.

Que reste-t-il donc à négocier avec Moscou ? L’arrêt des combats est la plus grande priorité, afin de protéger la population ukrainienne. Les russes ne vont toutefois probablement pas réduire leur pression tant qu’ils n’auront pas obtenu des résultats à mettre en avant lors des discussions avec Kiev. Cet aspect n’est pas entre nos mains, et il dépendra des seuls combattants ukrainiens. La sécurité du Président Zelensky et la pérennité de son régime doivent également être assurées. Malgré les déconvenues à la chaine pour Moscou, la partie est loin d’être terminée. Il est fort à parier que la Russie voudra obtenir des occidentaux et de l’Ukraine la reconnaissance de son annexion de la Crimée et l’indépendance du Donbass. Reste au camp occidental, qui a aujourd’hui l’avantage, d’offrir une porte de sorite acceptable à un dirigeant russe pris dans une fuite en avant qui fait peser des risques sans commune mesure au reste du monde.

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