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Ukraine : les guerres gagnées ne le sont jamais pour toujours

L’enlisement de l’invasion militaire russe en Ukraine continue. L’immense colonne de blindés se dirigeant vers Kiev est immobilisée depuis plusieurs jours, et les difficultés logistiques s’accumulent sur tous les fronts ouverts par Moscou. Ce phénomène était initialement vu comme une retenue russe, mais les premiers bombardements indiscriminés cette semaine prouvent le contraire. En réalité, la débâcle russe est due à des pénuries répétées de nourriture et de carburants. Ce phénomène a été accentue par la destruction volontaire par Kiev de ses infrastructures ferroviaires – cruciales dans la stratégie russe, comme l’a montré le déploiement aux frontières de l’Ukraine – routes et ponts stratégiques pour pénaliser l’avancée et l’approvisionnement des troupes ennemies. Il faut également mentionner la lutte acharnée pour le contrôle des aéroports, en particulier Hostomel, repris le 4 mars par l’armée ukrainienne. Aussi, l’état-major russe pensait qu’il suffirait de détruire les infrastructures critiques pour rentrer dans les villes. Il en a été tout autre.

Le Kremlin doit conc compter sur de longs convois de camions (l’armée russe en compte près de 4 000, dont certains sont dans un état assez pitoyable). Mais leur relative lenteur, le fait qu’ils ne peuvent porter qu’un seul missile à la fois, le fait que cette chaine logistique multiplie les besoins en carburant et en nourriture pénalise substantiellement l’offensive russe. Les manques sont tels que l’armée russe a désormais recours à des véhicules civils pour faire l’appoint – camions auxquels on prédit un avenir délicat sur le terrain, en particulier depuis ouverture des réservoirs d’eau de Kiev afin de rendre le terrain impraticable.

Mais attention à ne pas se méprendre : la lenteur ahurissante de l’avancée de l’armée russe ne signifie pas qu’elle n’est pas dangereuse. Une fois déployée, celle-ci peut infliger des dégâts significatifs aux forces ukrainiennes et aux villes où vivent encore des civils. Et ce d’autant que le commandement militaire semble montrer des signes de frustration devant le succès tout relatif de leurs opérations. La solution pour sortir de l’impasse est un recours accru à l’artillerie lourde et aux frappes aériennes, plus meurtrières et plus aveugles. Ce dernier point pourrait être un point de bascule, car les soldats russes ont jusqu’à présent été réticents à tirer sur des civils – en partie du fait des liens culturels et ethniques qui unissent les deux pays, mais aussi parce qu’il leur avait été dit qu’ils venaient « libérer » un peuple opprimé par un régime prétendument nazi. Il s’agit par ailleurs d’une stratégie que la Russie avait testée en Syrie visant à affaiblir le moral de ses ennemis, comme l’analyse Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense.

L’argent est le nerf de la guerre

La Russie cherche à trouver un délicat équilibre entre promesses à sa population, réveil nationalisme et la douleur ressentie par sa population. Au vu du déroulé des opérations, le conflit ukrainien coûte cher. A cela il faut ajouter les sanctions occidentales – « le paquet de sanctions financières et technologiques le plus complet jamais imposé à une grande puissance dotée de l’arme nucléaire » précise Erik Sand, du département de la recherche opérationnelle à l’U.S. Naval War College. Entre fermetures d’entreprises, gels d’avoir, perte de moyens de paiement digitaux, retrait de Swift, retraits technologiques, et monnaie en berne, la vie va commencer à être difficile pour les russes. Et la situation ne peut que s’empirer à l’annonce du plan de l’Union européenne visant à réduire sa dépendance au gaz russe.

La première des douleurs ressentie en Russie est donc économique. « Les Russes entendent deux discours. Celui qui est transmis par la télévision et celui transmis par leur frigo. Généralement, les deux sont en opposition. Le frigo dit ‘je me vide’, la télé dit ‘nous sommes grands’ », note Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques. « Vladimir Poutine a d’ailleurs tenu compte de cette étude. Aujourd’hui, la télé dit ‘le frigo est vide mais c’est normal parce que nous sommes entourés d’ennemis qui sont en train de nous affamer’. Maintenant, la question de savoir quel est le message qui l’emportera. Celui de la propagande ou celui de la survie ». Les manifestations quotidiennes ; le mouvement de protestation sur les réseaux sociaux russes, la pétition signée par une centaine d’élus municipaux, montrent qu’une certaine grogne s’installe malgré une censure sans précédent et une répression très brutale. Et ce d’autant plus vite que le « pacte social » russe a été chamboulé par l’introduction du pass sanitaire, très mal vécue par une frange importante de la population.

« Ce n’est pas du côté des manifestants qu’il faut se tourner pour comprendre comment la société russe va réagir », précise toutefois Anna Colin Lebedev. « Il faut regarder dans trois directions. La première, c’est du côté de la classe moyenne supérieure et des élites économiques, notamment des entrepreneurs, du propriétaire de l’échoppe dans une ville de province au manager d’une grande société dans le secteur énergétique. Le modèle russe est en quelque sorte fondé sur l’idée de la possibilité de gagner de l’argent, de prospérer. Il y a un système de corruption dans lequel tout le monde est partie prenante et joue le jeu pour en tirer des revenus. Il y a toute une frange de la société russe économiquement insérée. Or, pour cette couche-là de la population, la prévisibilité de leur situation est en train de voler en éclat. »

Les premiers signes de divisions

Du côté des grandes fortunes russes, des signaux faibles commencent également à apparaitre. Plusieurs oligarques russes ont ainsi pris leurs distances avec le président russe. Roman Abramovitch, qui n’a pas été sanctionné, a déclaré qu’il aidait l’Ukraine dans ses négociations de paix. Oleg Tinkov, le fondateur milliardaire de la banque russe Tinkoff a appelé de ses vœux à ce que la guerre s’arrête. Oleg Deripaska, un magnat des matières premières qui a déjà été sanctionné aux Etats-Unis, a publié, dimanche, sur les réseaux sociaux, un message favorable à une résolution pacifique du conflit. Andrey Yakunin, fondateur du groupe de capital-investissement VIY Management s’est également opposé à l’intervention militaire.

Mais c’est avant tout le retour des cercueils au pays qui va forcer le pays à faire face à la réalité triste et incontestable de l’invasion d’Ukraine. Il y aurait à ce jour 9000 morts russes selon Kiev, 2 à 4000 selon le pentagone 500 selon Moscou. Quel que soit le chiffre réel, il est considérable. « Même si on s’en tient au nombre officiel de 500 soldats russes tués depuis le début de l’intervention en Ukraine – chiffre sans doute inférieur à la réalité – c’est plus de trois fois le nombre de pertes russes enregistrées en Syrie » en sept ans, précise Emmanuel Dreyfus, de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. Aussi, le conflit prend des airs d’Afghanistan, Bérézina stratégique où la Russie avait perdu 15 000 soldats et un repli de Moscou. « Ce repli, on l’apprendra après, s’expliquait en grande partie par la colère des mères, des femmes, des sœurs de soldats russes morts au combat. Un déluge de courriers envoyés au comité central du parti communiste au pouvoir à l’époque », rappelle l’éditorialiste Jean-Marc Four. « A tel point aussi que sur le terrain, en Afghanistan, les officiers russes n’arrivaient plus à convaincre les soldats de continuer à combattre ».

Et si Poutine finissait par gagner ?

A mesure qu’elle dure, cette invasion sera de plus en plus perçue comme la coûteuse et meurtrière guerre de Poutine, et deviendra donc de plus en plus difficile à justifier. Au-delà de quelques semaines, un réajustement sera nécessaire d’après Michael Kofman, directeur du programme d’études sur la Russie au Center for Naval Analyses et membre du Kennan Institute. Pour autant, la détermination du Kremlin ne semble pas entamée. « Reste évidemment un obstacle, et de taille : c’est Vladimir Poutine lui-même » précise Jean-Marc Four. « A l’époque, en 1989, l’homme qui accepta la défaite, qui présida au repli, s’appelait Mikhail Gorbatchev. L’homme de la glasnost, de la perestroïka, de la fin de l’empire soviétique. Poutine, lui, c’est tout l’inverse. Il veut précisément reconstruire cet empire. Même au prix de milliers et milliers de cercueils dans les rangs de son armée » souligne-t-il.

Compte tenu du soutien militaire à l’intervention mais aussi au regard de la longue histoire des dictatures, à ce jour, une révolution de palais reste une issue improbable, comme le rappelle Pierre Conesa. Dans une analyse très complète, Liana Fix, directrice de programme affaires internationales au bureau de Berlin de la Körber-Stiftung et Michael Kimmage, professeur d’histoire à l’Université catholique d’Amérique, scénarisent même une victoire russe : « Le président Barack Obama a affirmé que la Syrie deviendrait un « bourbier » pour la Russie et le président russe Vladimir Poutine. La Syrie serait le Vietnam de la Russie ou l’Afghanistan de Poutine, une grave erreur qui finirait par rebondir contre les intérêts russes. Cela ne s’est pas passé ainsi. La Russie a en fait changé le cours de la guerre, sauvant le président syrien Bachar el-Assad d’une défaite imminente, et a ensuite transformé sa force militaire en levier diplomatique majeur. »

Ces derniers envisagent ainsi une lente, maladroite et sanglante mais inexorable victoire russe. Elle est à ce jour incertaine mais risquerait, si elle advenait, de se retourner contre Poutine à mesure que la lumière se fait sur cette invasion. « Si l’Occident ne peut pas faire grand-chose pour empêcher une conquête militaire russe, il pourra influencer ce qui se passera par la suite », écrivent les deux auteurs. « La Russie peut éviscérer l’Ukraine sur le champ de bataille. Elle peut faire de l’Ukraine un État en faillite. Mais elle ne peut le faire qu’en poursuivant une guerre criminelle et en dévastant un État-nation qui n’a jamais envahi la Russie. Les États-Unis, l’Europe, leurs alliés et les autres régions du monde tireront des conclusions et critiqueront les actions de la Russie ». Les guerres gagnées ne le sont jamais pour toujours. Les américains le savent. Les soldats russes, revenus du front où ils ont combattu des cousins dans des conditions inimaginables le sauront aussi.

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