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Liban : les banques au cœur de la crise

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Frappé par une crise sans précédent, le pays du cèdre est l’otage d’une élite corrompue contrôlant les principales banques libanaises et œuvrant dans son seul intérêt, au détriment de l’écrasante majorité de la population qui peine à joindre les deux bouts.

C’est une crise – économique, politique, bancaire, sociale – comme peu de pays au monde en ont traversée ; au point de représenter, d’après la Banque mondiale, « l’un des dix, voire des trois effondrements économiques les plus graves que le monde ait connus depuis les années 1850 ». Le Liban est en effet plongé, depuis 2019, dans ce qui s’apparente à la « pire crise de son histoire », selon Aurélie Daher, chercheuse à Sciences Po Paris. Défaut de paiement de la dette souveraine, pauvreté généralisée, dépréciation de la monnaie, baisse des salaires… : rien ne semble épargné aux Libanais qui, déjà affaiblis par la pandémie de Covid-19 et l’explosion dévastatrice, en août 2020, du port de Beyrouth, doivent de plus composer avec une classe politique aussi corrompue qu’incapable de sortir leur pays de l’ornière – car n’ayant, objectivement, aucun intérêt à réformer un système sur lequel elle a fondé sa domination financière.

« Capitalisme de connivence »

Inflation de 145% en 2021, PIB en recul de près de 60% entre 2019 et 2021, recettes publiques en chute libre, dévaluation de la livre libanaise de 90% en deux ans… : si les statistiques économiques du Liban flirtent aujourd’hui avec celles de pays « faillis » comme le Yémen, la Somalie ou le Soudan, c’est avant tout parce que « les liens entre économique et politique se sont extrêmement resserrés dans le pays », explique Aurélie Daher. Dans un Liban où les 1% les plus aisés accaparent 25% des richesses, « on retrouve une structure sociale extrêmement polarisée entre les groupes aux niveaux de vie supérieurs (…) et d’autres qui vivent dans une pauvreté extrême », relève Lydia Assouad, doctorante à l’École d’Économie de Paris. Les milices mafieuses héritées de la guerre, les affidés du régime syrien ou encore les entreprises de BTP liées à l’ancien premier ministre Rafiq Hariri ont contribué, pour Mme Assouad, à faire du Liban « un exemple typique de capitalisme de connivence ». Les banques libanaises ne sont jamais loin des affaires de corruption. L’Intercontinental Bank of Lebanon (IBL) a ainsi été condamnée à payer 2,8 millions de dollars à Iraq Telecom, une coentreprise fondée par Orange et son partenaire koweïtien Agility, destinée à acquérir 44 % de l’opérateur irakien Korek Telecom. Orange et Agility furent expropriés de leur participation dans Korek en 2014 par l’autorité de régulation des télécoms (CMC) du pays, alors que de forts soupçons de corruption ont été jetés sur les cadres dirigeants de la CMC. 

Ainsi, poursuit celle qui est également chercheuse associée au World Inequity Lab, « 18 des 20 banques nationales comptent des actionnaires appartenant à la classe politique et 43% des actifs financiers du pays leur appartiennent ». Ces membres de l’élite libanaise « n’ont donc aucun intérêt à désendetter le pays puisque cela pourrait avoir des conséquences sur leurs propres revenus. Il s’agit d’un système d’enrichissement direct (…). La dette publique étant financé au travers de taux d’intérêts artificiellement très importants et étant détenue principalement par des banques libanaises, celle-ci a servi d’instrument d’enrichissement pour toute la classe politique. L’argent public est donc passé dans le financement de cette dette, et par extension dans l’enrichissement des élites, au détriment de celui des services sociaux ou hospitaliers ».

Le constat de la Banque mondiale n’est pas moins sévère. Pointant « la discorde politique chronique et débilitante », l’institution estime que « l’élite libanaise, qui contrôle l’Etat de longue date et vit de ses rentes économiques, a plongé le pays dans une dépression  »délibérée » ». Or, regrette le directeur régional de la Banque mondiale Saroj Kumar Jha, « plus de deux après le début de la crise financière, le Liban n’a toujours pas tracé et encore moins entamé une voie crédible vers la reprise économique et financière ». Cette complice inertie de l’élite libanaise plonge, en partie, ses racines dans ce qu’Aurélie Daher qualifie d’ « hégémonie des institutions bancaires » sur le pays : « l’économie libanaise repose presque exclusivement sur le secteur tertiaire et bancaire et cette logique de surendettement a donc permis aux banques de prendre en otage et de dicter ses lois au pouvoir politique », détaille la chercheuse.

« Banques zombies »

La responsabilité des banques dans la crise libanaise semble, en effet, écrasante. Alors que le secteur bancaire pesait autrefois l’équivalent de trois fois le PIB national, totalisant plus de 150 milliards de dollars de dépôts, le volume des prêts est brusquement tombé de 59 milliards de dollars en 2019 à 29,2 milliards fin 2021, selon l’Association des banques du Liban (ABL). Les pertes du secteur atteignant près de 70 milliards de dollars, les banques ont imposé de strictes restrictions sur les retraits en espèces et empêché tout transfert d’argent à l’étranger. Plusieurs d’entre elles, que l’analyste Patrick Mardini qualifie de « banques zombies », ont été contraintes de réduire leurs opérations, de fermer des agences – dont le nombre total est passé de 1 081 fin 2018 à 919 en novembre 2021 – et de licencier du personnel, le nombre d’employés du secteur étant passé de 26 000 à 20 000 (-23%) dans le même laps de temps.

Malheureusement pour les Libanais, les conséquences de cette déroute bancaire sont loin d’être circonscrites au seul secteur financier. Les habitants du pays, dont 80% vivent désormais dans une situation de pauvreté, expérimentent quotidiennement les effets de la crise et de la dépréciation galopante. Il leur faut souvent des jours, pour ne pas dire davantage, pour retirer l’argent de leur salaire et réunir les millions de livres libanaises nécessaires à leurs achats quotidiens. Que ce soit dans le secteur de l’éducation ou de la santé, les Libanais partagent presque tous la lassitude et l’humiliation de devoir « mendier (leur) propre argent ». Dans un pays que le propre président de l’ABL estime « à l’abandon », les accès de colère contre les employés des banques appliquant les consignes de leur hiérarchie ne sont plus rares.

« Mode survie »

Fatigués par cette crise sans précédent et sans fin, les Libanais paient en effet un lourd tribu sur l’autel des inconséquences de leurs dirigeants. Comme en témoigne l’universitaire franco-libanais Samir Ayoub, les habitants « s’organisent désormais en mode  »survie » pour parvenir, à mesure que les jours passent, à joindre les deux bouts ». Soulignant le rôle joué tant par la pléthorique diaspora libanaise, qui transfère plus de 7 milliards de dollars par an dans le pays, que par les ONG et les entrepreneurs locaux qui, dévaluation oblige, tentent de surfer sur le « made in Lebanon », le professeur n’a pas de mots assez durs pour pointer les causes faisant que les Libanais partagent « le sentiment d’être des réfugiés dans leur propre pays » : « l’acharnement avec lequel la caste au pouvoir œuvre pour préserver un système politique corrompu qui ne profite qu’à quelques-uns ».

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