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Confirmation de l’usage de l’ « arme agricole » par la Russie en Ukraine

Plus de cent jours après le début de l’invasion russe en Ukraine, la guerre a changé de nature pour devenir une guerre d’usure – militaire, morale, économique et désormais alimentaire. La visite à Ankara, mercredi 8 juin, de Sergueï Lavrov n’aura finalement pas permis de résoudre la question de l’acheminement de millions de tonnes de céréales bloquées depuis le début du conflit. Ces échanges, qui se sont tenus sans représentation de l’Ukraine, qui avait négocié le soutien turc en amont. Un soutien qui aurait pu se payer cher :  « Si l’accord se concrétise, nous aurons une remise de 25 % sur le grain », s’était ainsi félicité Vahit Kirisçi, le ministre de l’agriculture turc.

Une avancée sur ce dossier aurait constitué un gain de taille pour Ankara, quand on connait l’importance de l’approvisionnement de blé ukrainien dans le marché mondial. Pour rappel, la Russie et l’Ukraine assurent 30% des exportations mondiales de blé. Mais la contribution ukrainienne a été mise à mal du fait du blocus russe en Mer Noire. « [Odessa] est bloqué et bombardé par la marine russe. Nœud économique, c’est là que sont stockés les millions de tonnes de blé dont ont besoin pour survivre les populations au sud de la Méditerranée », notait Christine Ockrent sur France Culture. « Actuellement, entre 20 et 25 millions de tonnes de céréales sont bloquées et cet automne ce chiffre pourrait augmenter à 70-75 millions de tonnes » a pour sa part prévenu Volodymyr Zelensky.

Si le blocus se maintient, cette quantité pourrait tripler d’« ici à l’automne » d’après le président ukrainien. Or, sous l’effet de la baisse d’approvisionnement, le prix du blé a déjà augmenté d’environ 150 dollars la tonne et les réserves de nombreux pays d’Afrique s’amenuisent. Une situation qui a poussé le Président du Sénégal et de l’Union Africaine, Macky Sall à se rendre en Russie puis en Europe pour tirer la sonnette d’alarme. Cette visite a fait dire à Vladimir Poutine que « l’exportation ne serait pas un problème ». Et pour cause, si chaque partie accuse l’autre de perturber l’approvisionnement alimentaire mondial, les preuves du recours à l’arme alimentaire par la Russie se sont accumulées ces dernières semaines.

Le blé Ukrainien au cœur de la guerre

« L’arme agricole fait partie intégrante de la stratégie russe en Ukraine : pillage des récoltes, des infrastructures agricoles ukrainiennes et vol de matériel avec un but : affaiblir l’Ukraine et enrichir ses alliés » résumait le journaliste Antoine Fenaux dans l’émission infos/intox. Les premières études réalisées grâce à des images satellites et aux traqueurs des navires russes nous informent davantage sur ces pratiques. Selon le projet d’investigation ukrainien SeaKrime, dix bateaux au total auraient transporté des céréales volées de Sébastopol vers d’autres ports de la Méditerranée.

Au total, 100.000 tonnes de blé ukrainien volé auraient été envoyées en Syrie après que l’Egypte et le Liban les aient refusées en apprenant leur origine – et ce en dépit de la situation alimentaire explosive des deux pays. Une élégance dont ne semble pas s’être embarrassée le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, qui aurait d’ores et déjà accueilli un navire russe contenant du blé volé dans le port d’İskenderun.

Réagissant à ces révélations lundi dernier, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken a affirmé lors d’une conférence de presse que « des rapports crédibles montrent que la Russie pille les céréales ukrainiennes et les exporte pour les vendre à son propre profit ». Le même jour, le président du Conseil européen Charles Michel s’est fait l’écho de ces critiques, provoquant le départ de Vassili Nebenzia, représentant russe à l’ONU – ONU qui a pour sa part mis en garde contre un « ouragan de famines » en cas d’un maintien d’un blocus russe. La ministre britannique de l’Agriculture Victoria Prentis a pour sa part demandé lors d’une conférence du Conseil international des céréales l’ouverture d’une enquête sur ce vol présumé.

Ce recours aux ressources des régions occupées n’est pas une nouveauté, comme le rappelle Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du Centre Russie / NEI – IFRI – Institut Français des Relations Internationales : « En 2014 la Russie avait déjà pris de chaines de production dans le Donbass pour les rapatrier chez elle. On parlait à l’époque du vol des équipements industriels. Evidement il n’y a pas eu d’enquête internationale, mais le bruit courrait déjà à l’époque que la Russie se comportait dans les territoires conquis comme si elle était chez elle et qu’il s’agissait d’un butin de guerre qu’il était tout à fait normal de prendre ».

L’Europe veut prévenir une crise alimentaire

En plus de l’accaparation des biens de l’ennemi pour financer l’effort de guerre, cette stratégie russe pourrait servir des objectifs plus larges. Si la situation continue elle va provoquer une crise alimentaire majeure et des émeutes de la faim comme des « printemps arabes » dans des pays accueillant des centaines de millions d’humains. Une perspective qui fait dire à Philippe Dessertine, directeur de l’Institut de Haute finance que la stratégie de la Russie pourrait être de provoquer une migration de masse vers l’Europe et se servir de l’arme migratoire pour accentuer la pression. En outre, les signaux envoyés par la Russie semblent indiquer qu’elle s’apprête à blâmer les sanctions prises à son encore par l’occident pour cette crise, notamment auprès des opinions publiques africaines.

Au-delà d’une réponse médiatique à ces accusation, l’Union européenne tente de mettre en œuvre des solutions afin de prévenir cette crise. Elle finance notamment des moyens d’acheminement par voie ferrée du blé ukrainien afin de maintenir les exportations via notamment le port de Constanta, en Roumanie, ou celui de Varna, en Bulgarie. La commissaire aux transports, Adina Valean, parlait toutefois d’un « défi gigantesque » logistique – il faudrait 10 000 barges et 300 grands navires pour véhiculer le stock de céréales actuellement bloqué en Ukraine – mais aussi pour le stockage du blé. Une situation rendue encore plus complexe par l’écartement des rails différent entre l’Ukraine, sur le modèle soviétique, et ses voisins européens.

Une crise alimentaire est le symptôme d’une coopération internationale grippée. Dans ce contexte, les liens bilatéraux sont et régionaux reprennent toute leur importance. Dans cette optique, l’UE a annoncé avoir mis de côté 2,5 milliards d’euros pour venir en aide aux populations les plus vulnérables face aux risques d’une famine. Bruxelles a par ailleurs annoncé vouloir augmenter sa production alimentaire afin de renforcer ses capacités d’exportation de céréales (objectif : 40 millions de tonnes en 2022 et en 2023). Un premier pas dans la bonne direction. En se montrant à la hauteur de cette crise, l’Europe a l’opportunité de réparer le lien fragilisé entre les pays des deux rives de la Méditerranée – notamment sous l’effet de la propagande russe.  

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