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A l’Est, les oubliés du régime se battent aussi

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L’Est syrien, véritable coeur de l’insurrection ?

Si l’on suivait rigoureusement les informations venues de Syrie, on pourrait croire que la guerre civile se joue sur un axe partant du Sud, de Daraa, ville natale de l’insurrection, en passant par Damas, puis les rétives Homs et Hama et se terminant au Nord, à Alep. Bref, que celle-ci se déroule uniquement dans la Syrie du Levant, dans l’ombre des montagnes qui longent le littoral méditerranéen.

Mais qu’en est-il de la plus grande partie de la Syrie, située à l’Est de cette colonne vertébrale urbaine ? Cette excroissance issue du découpage colonial qui a attribué l’Irak aux Anglais, la Syrie et le Liban aux Français ?

Dans ces régions, que ce soit sur les plateaux arides et brûlants des terres ou sur les bords fertiles de l’Euphrate, ce sont les liens tribaux qui importent. Ici, pas d’élites urbaines pour avoir le dernier mot. Il fut un temps où ces liens tribaux permirent au régime des Assad de compliquer la tâche des américains en Irak.

Mais il semble que désormais, une partie d’entre eux constituent une épine dans le pied du gouvernement. Et que nombre de tribus aident désormais les djihadistes étrangers à combattre le régime laïque du Baas. Un retour de flamme. Un grand classique de la géopolitique.

« Tous nos combattants sont issus des tribus ! » nous affirme Mohammed al-Aghedi, membre d’un conseil militaire insurgé à Deir ez-Zor, la capitale de la province syrienne de l’Euphrate. « Toutes les zones rurales sont sous notre contrôle, et Deir ez-Zor, Mayadine et Bou Kamal sont des champs de bataille. »

Une entrée en guerre tardive

Il y a un an, Global Post avait consacré un reportage sur la détermination de ces tribus à maintenir des protestations de forme pacifique, malgré la répression souvent violente du régime de Bachar al-Assad.

Un an plus tard, tout a changé. Les combattants insurgés locaux justifient leur lutte par la répression donc, mais aussi par l’incapacité chronique du gouvernement à assurer les besoins vitaux de la région. Il est vrai que le régime du Baas a toujours largement privilégié la partie Ouest du pays, et en particulier ses centres urbains.

D’où d’ailleurs les difficultés rencontrées par les insurgés à Damas ou à Alep, où les populations ne se réjouissent généralement pas de leur présence.

Le jeu dangereux des renseignements syriens

Abou Bargas, un membre d’une tribu bédouine, dont l’unité est stationnée dans un village entre Deir ez-Zor et Hassake, explique à sa manière les rapports compliqués entre la région et le régime : « C’est un peu comme s’il y avait un singe et un lion. Si le singe tombe de son arbre, le lion le dévorera. »

Il a un temps travaillé indirectement pour les services secrets syriens, à l’époque où ceux-ci auraient assisté le djihad à l’encontre des troupes américaines en Irak. L’homme a un visage dur, mais son regard se rempli de fierté lorsqu’il évoque ses souvenirs de combats et de contrebande.

Selon lui, sa tribu, les Shammar, auraient aidé des centaines de djihadistes de toutes nationalités à entrer en Irak pour y semer le chaos. Un jeu dangereux auquel se seraient livrés les renseignements syriens, et qui se retourne maintenant contre eux.

Il raconte que l’intelligence syrienne se chargeait de lui amener des combattants, que lui-même et d’autres passeurs prenaient ensuite en charge pour leur faire passer la frontière. En échange, le régime leur donnait des avantages en nature : libérations de prisonniers, restitutions de marchandises confisquées. Et surtout, il fermait les yeux sur la contrebande.

En son temps, George W. Bush avait régulièrement accusé les Syriens d’assister l’insurrection irakienne. Mais Damas a toujours démenti. Mais, à écouter Abou Bargas, peut-être l’ex-président américain n’a-t-il pas menti sur ce point-là.

La vengeance des djihadistes

Mais la bienveillance du régime envers ces combattants djihadistes restait évidemment toute relative : « Lorsqu’ils revenaient en Syrie, l’armée les cueillait et les envoyait en prison. […] Comment un régime alaouite et laïque qui ne laisse même pas une organisation caritative islamique se mettre en place pourrait-il sincèrement appuyer des djihadistes sunnites ? »

Mais depuis le temps, la plupart de ces prisonniers ont été libérés. Et Cheikh Abou Hamza, membre de la tribu des Baghara et imam d’une mosquée de Deir ez-Zor, estime qu’ils veulent se venger. Lui aussi maintient que les services de sécurités syriens se sont impliqués en Irak : « Ils voulaient pourrir la situation des Américains pour que ceux-ci ne s’intéressent pas de trop près à la Syrie. »

Le 5 juillet dernier, le Ministre des affaires étrangères irakien a déclaré que des combattants affiliés à Al-Qaïda traversaient la frontière pour se battre en Syrie. Cheikh Abou Hamza l’admet : « Ceux qui ont passé des années en prison veulent se venger. Ils ont des contacts étroits avec Al-Qaïda et d’autres radicaux en Irak. Tous voient la Syrie comme une terre fertile pour le Djihad. »

Abou Bargas, et les passeurs qui furent sans doute un temps au service de Damas, se chargent désormais d’amener ces combattants peu recommandables en Syrie.

Nawaf Fares, l’ex-ambassadeur syrien en Irak, a fait défection le mois dernier. Chef de la tribu de Jarrah, il admet avoir contribué à faire passer des djihadistes de la Syrie vers l’Irak. Si, de par son statut d’opposant, sa déclaration au Sunday Telegraph est à prendre avec des pincettes, elle mérite néanmoins d’être citée :

« A partir de 2003, le régime a… formé une alliance avec Al-Qaïda. Tous les combattants arabes ou non ont été encouragés à rentrer dans le pays via la Syrie, et leurs mouvements ont été aidés par le gouvernement. »

Les liens tribaux avant tout

La figure de Nawaf Fares est néanmoins loin d’être claire. Il déclare notamment avoir fait défection après avoir perdu tout espoir de voir le régime se réformer. Mais un journaliste de The National, journal d’Abou Dhabi, expert en tribalisme arabe, maintient qu’il avait initialement tout fait pour armer sa tribu et la pousser à combattre l’insurrection.

Et en tant qu’ancien responsable local du Baas, il avait joint à ses hommes des militants du parti arabe et des miliciens pro-régime. Amid aurait été l’un d’entre eux. Il prétend avoir rejoint l’opposition après avoir assisté à des atrocités commises par l’armée.

« Avec d’autres, on pensait qu’on se battait contre des criminels et des terroristes, que nous défendions le pays contre eux. » confie-t-il. « J’ai commis nombre de mauvaises actions, et blessé beaucoup de manifestants pacifiques. »

Lui et de nombreux autres chabihs, chatifs en langue tribale, ont donc changé de camp quand ils ont vu la violence dont l’armée aurait fait preuve à l’encontre de membres de leur tribu qui étaient dans l’autre camp :

« Mon cousin, un médecin, a été arrêté parce qu’il soignait des manifestants. » prétend-il. « Après deux semaines de prison, il a été tué. […] Le régime d’Assad est très doué pour se faire des ennemis, et même pour transformer ses amis en ennemis. »

Riad Hijab, l’ex-Premier Ministre syrien qui a fait défection le 6 août dernier, est également issu de Deir ez-Zor. La défection de Nawaf Fares, elle, a fait suite à des mois de bombardements de la ville par l’armée. La logique tribale l’a encore emporté. Aujourd’hui, la plupart des familles ont fui la ville, en direction de Damas, Raqqa ou Hassake.

Un gouvernement absent, une armée toujours présente

Un journaliste de Global Post s’est récemment rendu en ville. Celle-ci est en partie en ruines. La présence gouvernementale y est quasi-nulle : postes de police abandonnés, hôpitaux déserts, banques fermées. La négligence du gouvernement de Damas à l’égard de Deir ez-Zor n’est pas nouvelle.

Près des régions kurdes, loin au Nord-Est, la région syrienne d’Al-Jazira, ce qui veut dire « île » en arabe – la région est située entre le Tigre et l’Euphrate, ce qui lui donne presque l’aspect d’une île – est une terre agricole majeure, et détient l’essentiel des réserves pétrolières et gazières du pays.

Pendant les décennies, les tribus locales se sont plaint que les milliards que le pays tirait des cultures et exploitations n’aient jamais été réinvestis dans leur région. Abou Hammoud est membre d’une de ces tribus. Il possédait une ferme sur les rives de la rivière Khabour. A cette époque, grâce à la contrebande vers l’Irak sous embargo, il pouvait gagner 16 000 euros par an. Une petite fortune en Syrie, qui lui permettait de faire vivre confortablement sa femme et ses sept enfants.

Une région abandonnée

Mais, aux alentours de 2005, Bachar al-Assad a commencé à réduire progressivement les subventions qu’octroyait jusque-là le régime à la région pour maintenir l’ordre. En 2008, le prix du carburant avait quadruplé, ce qui a rendu bien trop coûteux le fonctionnement des systèmes d’irrigation d’Abou Hammoud.

A cela, il faut ajouter que certains agriculteurs peu scrupuleux ont corrompu des officiels du régime pour obtenir le droit de creuser plus profondément pour obtenir de l’eau, ce qui a endommagé de manière durable les réserves.

Après avoir vendu tous les bijoux de sa femme, il a déménagé dans un village près de Douma, une ville de la banlieue Nord-Est de Damas. La ville s’est en partie dépeuplée ces derniers mois, la faute aux bombardements du régime et aux exactions des rebelles et des loyalistes.

Depuis, Abou Hammoud est revenu dans sa ferme. Mais elle est en piteux état : « Nous avions de l’essence et de l’eau. Maintenant, on ne peut plus irriguer parce que l’essence est trop chère et que, de toutes façons, les puits sont asséchés. »

S’il ne soutient pas directement la rébellion, Abou Hammoud n’est pas un partisan du régime, loin de là. Il s’en explique : « Nous avons ici un proverbe qui dit : « Celui qui mange la nourriture du Sultan devra brandir l’épée du Sultan. ». Là, le régime ne nous donne rien et veut que nous soyons des esclaves. Mais nous ne recevons rien, alors nous n’avons rien à perdre si le régime tombe. »

Global Post / Adaptation Charles El Meliani pour JOL Press

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