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«L’Occident s’est trompé de stratégie en Syrie et finira par perdre la partie»

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Pour faire pencher la balance du côté de l’opposition syrienne, l’Union européenne a pris la décision de lever l’embargo sur la livraison d’armes en Syrie. Ainsi, les Occidentaux espèrent provoquer un tournant dans le conflit syrien et entrainer la chute de Bachar al-Assad. Mais pour Fabrice Balanche, directeur de recherche et d’études sur la Méditerranée et le Moyen Orient à la Maison de l’Orient, les Occidentaux ne réussiront qu’à armer les islamistes sur le terrain et à réveiller, une nouvelle fois, le nationalisme syrien en faveur du président Bachar al-Assad.

Quels évènements ont poussé l’Union européenne à lever l’embargo sur la livraison d’armes en Syrie ?
 

Fabrice Balanche : L’Union Européenne devait absolument se mettre d’accord à l’unanimité – c’est la règle – sur la reconduction des sanctions contre le régime syrien et l’embargo sur les armes à destination de la Syrie. Le Royaume-Uni exigeait une levée de l’embargo tandis que l’Autriche, notamment, y étaient farouchement opposés. Finalement, l’UE est tombée d’accord sur un compromis à minima. En outre, le fait que Congrès américain envisage d’armer les rebelles syriens a également pesé sur la décision européenne, plus que n’importe quel évènement en Syrie.

Les chefs des diplomaties européennes ont assuré que tout serait fait afin que ces armes, si elles étaient vraiment livrées, ne se retrouvent pas dans les mains de groupes terroristes. Pensez-vous qu’un tel contrôle soit vraiment réalisable ?
 

Fabrice BalancheL’Union Européenne veut que les livraisons d’armes éventuelles ne concernent que du matériel « défensif », qu’il soit traçable et exclusivement à destination des groupes respectueux des valeurs de démocratie et de laïcité.

Dans la pratique, ces conditions sont impossibles à respecter. D’une part les groupes « modérés » au sens européen du terme n’existent pratiquement pas et les armes vont forcément arriver entre les mains des groupes les plus puissants, c’est-à-dire les djihadistes. Un exemple récent, les armes livrées par les américains fin 2012, en provenance de la Croatie et à des groupes « modérés », ont été retrouvées entre les mains du Front Al Nosra.

Sur le terrain, les groupes combattent ensemble, ils se vendent des armes et les combattants changent de bataillons. Comment dans ces conditions être sûr de la destination finale des armes ? Mais il faut être réaliste, ce que veulent la France et le Royaume-Uni c’est une autorisation de l’Union Européenne de livrer des armes à n’importe qui. En Libye, il n’était pas question, selon la résolution 1789 de l’ONU, de livrer des armes aux combattants rebelles et pourtant la France l’a fait discrètement.

L’Union européenne doit se retrouver le 1er août afin d’aborder de nouveau le sujet, une fois que la conférence internationale Genève 2 se sera déroulée. Ne pensez-vous pas que la promesse des armes pourrait inciter l’opposition à préférer la voie militaire à la voie diplomatique ?
 

Fabrice BalancheLa conférence de Genève 2 ne donnera aucun résultat concret. Le régime de Bachar al-Assad commence à reprendre du terrain tandis que les oppositions civiles et militaires sont de plus en plus divisées malgré les milliards de dollars d’aides en provenance des pays du Golfe et le soutien diplomatique occidental.

Dans ces conditions, le régime et ses alliés – la Russie et l’Iran – n’accepteront pas un compromis en leur défaveur. Les Occidentaux ne veulent pas s’engager directement dans le conflit, mais ils refusent de s’incliner trop facilement devant Moscou. Par conséquent, ils devraient continuer à soutenir l’option militaire encore quelque temps, d’autant que Qatar et Arabie Saoudite font de la chute du régime syrien un point d’honneur.

La Coalition nationale syrienne, principale représentante de l’opposition, préfère donc la voie militaire à la diplomatie car ainsi elle conserve un espoir de l’emporter. De toute façon, ce ne sont pas les enfants des membres de l’opposition, pour la plupart des exilés de longue date, qui combattent et meurent en Syrie. Eux n’ont rien à perdre.

Quant aux combattants, ils considèrent qu’ils n’ont pas d’autre choix que de lutter jusqu’au bout. Ils sont allés trop loin pour baisser les armes aujourd’hui et, de toute façon, qu’ils se réclament de l’Armée Syrienne Libre ou non, ils refusent d’être représentés par la Coalition nationale Sheraton, telle qu’ils la qualifient.

Qui sont ces combattants qui bénéficieraient des armes européennes ?
 

Fabrice BalancheLaurent Fabius dans une interview début mai disait que les armes allaient être confiées à la « branche armée de la Coalition nationale syrienne ». Mais cette branche armée n’existe pas. Voulait-il parler de l’Armée syrienne libre ? Le lien entre Coalition nationale syrienne et Armée syrienne libre est plutôt faible. Par ailleurs, l’ASL se résume à un état-major en Turquie qui contrôle seulement quelques petits bataillons dans le nord de la Syrie. Cette structure est donc extrêmement fragile et le fait de leur confier des armes sophistiquées serait tout d’abord inefficace et ensuite dangereux, car ils ne seront pas capable de les conserver.

Livrer des armes à un pays en guerre, n’est-ce pas alimenter le conflit ?

Fabrice BalancheLes Occidentaux espèrent, par ces livraisons d’armes, changer le rapport de force au profit de l’opposition et ainsi obliger Bachar al-Assad  et ses alliés à négocier une transition politique en Syrie. Mais il ne suffit pas de livrer des armes, il faudrait aussi construire une véritable Armée syrienne libre. Les livraisons d’armes vont prolonger le conflit car elles ne permettront pas à l’opposition de l’emporter. La stratégie de contre-insurrection du régime syrien fonctionne. Il est dans une dynamique de victoire, ce qui ramène vers lui des partisans et détache la population de la rébellion. Il faut se rappeler que la population ne suit pas celui qui a la cause la plus juste, mais celui qui est susceptible de l’emporter et d’apporter rapidement la sécurité.

Pensez-vous que toutes les options imaginables pour résoudre le conflit syrien aient été déjà éliminées ?
 

Fabrice BalancheNous sommes en Syrie dans une lutte à mort. Le régime de Bachar al-Assad se bat pour sa survie et il n’acceptera pas d’abandonner le pouvoir. Il a la capacité de gagner et peut compter sur le soutien ferme de la Russie et de l’Iran. Dans ces conditions il existe peu de place pour la négociation. L’erreur des Occidentaux  est d’avoir cru que le régime tomberait facilement, comme ceux de Ben Ali et de Moubarak. Pour les pays  du Golfe, la majorité sunnite devait forcément l’emporter sur la minorité alaouite au pouvoir. C’était sans compter sur le nationalisme syrien qui transcende les communautés et la solidité d’un système de pouvoir qui, s’il est dominé par les alaouites, n’intègre pas moins beaucoup de sunnites. A partir de cette erreur d’appréciation, les anti-Bachar se sont enfermés dans un raisonnement manichéen : il doit partir parce qu’il est méchant.

Au début de la révolte syrienne, il aurait peut-être été possible d’exiger des réformes politiques en Syrie, qui ne remettent pas en cause le pouvoir de Bachar al-Assad, mais qui auraient ouvert le chemin  d’une alternance politique en Syrie après quelques années. Aujourd’hui, après deux ans d’un conflit sanglant, il n’y a plus rien à espérer de la diplomatie. Le conflit durera jusqu’à ce qu’un des deux camps abandonne la partie. Il me semble que les Occidentaux finiront par le faire, dans quelques mois, pour éviter une contagion régionale. En Syrie, nous ne sommes pas dans une culture du dialogue mais de la confrontation, avec la plus totale mauvaise foi de part et d’autre, ce qui produit à l’issue du conflit un vainqueur et un vaincu.

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