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«En un an, les Frères musulmans ont perdu de nombreux soutiens»

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Ce dimanche 30 juin, plusieurs centaines de milliers de manifestants sont attendus dans les rues de nombreuses villes d’Egypte, à l’appel de plusieurs partis et collectifs déterminés à relancer la révolution égyptienne.

Leur cible principale : le président Mohamed Morsi et, derrière lui, l’ensemble des Frères musulmans au pouvoir depuis un an. Leur objectif : faire tomber le gouvernement en place et parvenir à l’organisation d’une élection présidentielle anticipée. Explications avec Clément Steuer, chercheur en sciences politiques et spécialiste de la question égyptienne.

La manifestation du 30 juin en Egypte est attendue pour être massive. Que demandent les manifestants ?
 

Clément Steuer : Les organisations ayant appelé à manifester, et en particulier Tamarroud (rebellion en arabe), réclament des élections présidentielles anticipées. Le conflit entre les deux camps en présence (islamistes et libéraux) porte en fait sur le calendrier de la transition. Les Frères musulmans au pouvoir veulent s’inscrire dans la légitimité constitutionnelle : le président élu doit demeurer en poste jusqu’au terme de son mandat (2016) et la prochaine échéance électorale doit être l’élection de  l’Assemblée du peuple, dissoute il y a désormais plus d’un an.

Ces élections législatives, déjà plusieurs fois repoussées, sont prévues pour l’automne prochain. Mais l’opposition ne fait désormais plus confiance aux Frères musulmans, suspectés de placer leurs hommes à tous les postes stratégiques dans l’objectif de frauder ces élections et de s’installer durablement au pouvoir. De ce fait, les manifestants réclament le retrait du président Morsi et l’organisation d’élections présidentielles anticipées, sous contrôle de la justice et de l’armée afin de prévenir toute fraude en faveur du président sortant.

Pensez-vous que cette mobilisation contre le pouvoir des Frères musulmans pourrait relancer la révolution ?
 

Clément Steuer : C’est l’espoir d’une grande partie des organisateurs, qui rêvent de ré-éditer le scénario de janvier 2011 : des mobilisations massives accompagnées d’une neutralité bienveillante de l’armée, qui paralyseraient le pays et isoleraient le pouvoir exécutif, ainsi contraint à la démission à brève échéance. Les révolutionnaires espèrent ainsi reprendre la transition à zéro.

Mais alors que la première transition avait été organisée sous l’égide de l’armée, l’objectif est cette fois-ci de constituer un gouvernement civil de transition, placé sous l’autorité du président de la Cour constitutionnelle, et composé de technocrates. Il s’agirait ensuite d’élire non seulement un nouveau président, mais aussi et surtout une assemblée constituante, la Constitution actuelle ayant été rédigée majoritairement par les islamistes, et étant contestée par l’opposition.

Un an après l’élection de Mohamed Morsi, peut-on dire que l’opposition aux Frères musulmans a grandi ?
 

Clément Steuer : C’est incontestable. En un an, les classes moyennes sont passées de la méfiance à l’hostilité à l’égard des Frères musulmans, et ces derniers sont également en train de perdre le soutien des classes populaires. Cela est principalement dû au fait que le candidat Morsi avait fait beaucoup de promesses irréalistes, et que la situation économique a continué à se détériorer sous son règne. Rappelons qu’il avait été élu au second tour avec 52 % des voix, contre le général Ahmad Shafîq, un ancien ministre de Moubarak.

Une partie des forces révolutionnaires et libérales s’étaient alors abstenues, tandis que d’autres avaient ouvertement appelé à voter pour le candidat des Frères musulmans. Il s’agissait alors prioritairement, pour ces révolutionnaires, d’en finir avec le caractère militaire du pouvoir. Lorsque, en août 2012, le président nouvellement élu a placé en retraite anticipée les dirigeants du Conseil supérieur des forces armées et a retiré à ce dernier le pouvoir législatif qu’il s’était octroyé au lendemain de la dissolution de l’Assemblée, cela avait été perçu comme une victoire de la révolution, avec le transfert de tous les pouvoirs à des civils élus.

Cette lune de miel a pris fin le 22 novembre 2012, lorsque Morsi a décidé de faire passer en force son projet de Constitution. Cette décision a provoqué une première vague de contestation contre le pouvoir des Frères musulmans, et a entraîné un renversement des alliances : désormais, l’ensemble des forces révolutionnaires et
séculières, mais aussi des partisans de l’ancien régime, s’opposent ouvertement au nouveau pouvoir, et espèrent une intervention de l’armée pour le renverser.

Cette opposition a-t-elle réussi à se réunir et à s’organiser ? Est-elle aujourd’hui crédible pour incarner une autre voie politique ?
 

Clément Steuer : L’opposition est unie aujourd’hui, et elle compte en son sein de nombreuses personnalités disposant d’indéniables compétences dans les domaines politiques, économiques ou encore juridiques. Les cadres des mouvements libéraux sont souvent issus de la bourgeoisie éduquée, tandis que les organisations révolutionnaires recrutent principalement parmi la jeunesse diplômée. Un des moteurs de la révolution est d’ailleurs le sentiment d’une injustice : le pouvoir est confisqué, hier par les militaires et les nouveaux riches proches du pouvoir, aujourd’hui par les religieux et les hommes d’affaires enrichis dans le Golfe et proches des islamistes, mais toujours au détriment des plus compétents.

Cependant, il faut souligner que des difficultés se poseraient probablement à cette opposition si elle parvenait à chasser les islamistes du pouvoir. D’abord, la question de la place de l’appareil de sécurité dans les institutions de l’État se poserait à nouveau, ainsi que celle de la réforme de la police et de la justice. Or, ces questions divisent bien entendu l’opposition entre révolutionnaires et nostalgiques de l’ancien régime.

Par ailleurs, la question sociale est toujours aussi aigüe en Égypte, et elle ne manquera pas d’opposer tôt ou tard le mouvement ouvrier aux organisations issues de la bourgeoisie. Pour l’instant, ce qui maintient l’opposition unie, c’est le refus d’une mainmise des islamistes sur l’appareil d’État. Si cette menace est écartée demain, cette unité se fissurera sans doute rapidement.

Cette manifestation, associée à la pétition lancée par le collectif Tamarrod et qui revendique plusieurs millions de signatures pour la démission du président, estimez-vous que le pouvoir égyptien soit en danger ?
 

Clément Steuer : Le principal argument des islamistes en faveur du maintien au pouvoir du président Morsi jusqu’au terme de son mandat est celui de la légitimité constitutionnelle. Or, cette légitimité s’érode toujours d’avantage. Il y a d’abord l’affaire du procureur général, dont la nomination a été jugée illégale par la justice, et que Morsi refuse de démettre de ses fonctions. Ensuite, le 2 juin dernier, la Cour constitutionnelle a reconnu l’irrégularité de la formation de la commission qui a rédigé l’actuelle Constitution, ainsi que celle de la loi qui a permis l’élection de l’Assemblée consultative (chambre haute du Parlement), dominée par les islamistes et détentrice du pouvoir législatif jusqu’à l’élection d’une nouvelle Assemblée du peuple.

Certes, cette décision n’entraîne pas la dissolution de l’Assemblée consultative (car la Constitution prévoit qu’elle restera en place jusqu’à l’élection d’une nouvelle chambre basse), ni l’annulation de la Constitution (car cette dernière a été acceptée par référendum), mais elle les fragilise l’une et l’autre, ainsi que l’ensemble des lois votées par la première en application de la seconde. Enfin, le président Morsi lui-même est mis en cause par la justice pour son évasion de prison durant les événements de janvier 2011.

Si on ajoute à cela les fréquentes attaques verbales menées par les Frères contre la justice depuis 2012, on perçoit à quel point leur position de défenseurs de la légitimité constitutionnelle est difficile à tenir. Par ailleurs, si la lassitude d’une partie de la population face à une transition qui s’éternise a pu jouer en faveur du pouvoir lors du référendum constitutionnel de décembre dernier, cet argument ne semble plus guère mobilisable désormais, tant les Frères musulmans ont démontré aux yeux de l’opinion leur incapacité à assurer la stabilité du pays.

Le pouvoir n’est pas pour autant condamné d’avance, car il dispose encore de quelques atouts. D’abord, le mois de Ramadan, qui débutera cette année aux alentours du 9 juillet, n’est habituellement pas propice à la mobilisation. Ensuite, les autres organisations islamistes – telles que le parti Nour (salafiste) ou le parti Wasat (centriste) – s’ils ne cachent pas les divergences qui les opposent aux Frères musulmans, n’en considèrent pas moins que l’élection d’un président civil est un acquis de la révolution et que Morsi doit achever son mandat. Le pouvoir n’est donc pas totalement isolé.

Enfin, le président peut encore se résoudre à nommer un gouvernement de technocrates auquel il abandonnerait l’essentiel du pouvoir dans l’attente des élections législatives. Un tel geste aurait pour effet de rendre du crédit au calendrier électoral défendu par les islamistes, en offrant des garanties quant à l’honnêteté et à la transparence du scrutin à venir. Il offrirait ainsi à l’opposition la possibilité de renverser le pouvoir par les urnes, et lui ferait ainsi endosser la responsabilité de la crise si celle-ci venait malgré tout à s’aggraver.

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