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Qui a gagné la guerre du Kippour?

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Depuis 2010, les archives israéliennes se sont ouvertes et des documents top secret ont été déclassifiés, ce qui a poussé l’historienne Frédérique Schillo et le journaliste Marius Schattner à reprendre l’histoire de cette guerre qui mit à mal le mythe de l’invincibilité de l’armée israélienne.

Le livre apporte des éléments de réponse à des questions toujours sensibles : pour quelles raisons Israël s’est-il laissé surprendre ? La guerre était-elle inévitable ? Israël a-t-il sérieusement envisagé l’option nucléaire ? Les auteurs tentent également de comprendre pourquoi les Israéliens ont fait preuve d’un tel aveuglement, malgré la quantité impressionnante de renseignements de première qualité dont ils disposaient.

Cette enquête, qui mêle géopolitique, psychologie, stratégie et espionnage, se lit comme un thriller, et jette un nouvel éclairage sur un conflit glorifié par les Arabes et toujours vécu comme un traumatisme en Israël.

Extraits de La guerre du Kippour n’aura pas lieu, de Marius Schattner et Frédérique Schillo (André Versaille éditeur)

Qui a gagné ? Pour les visiteurs du musée panoramique du Caire dédié à la guerre d’Octobre, la question ne se pose pas. Tout est fait pour célébrer le « triomphe » de l’armée égyptienne sur l’ennemi israélien, à commencer par une immense peinture circulaire de 360 degrés sur le mur intérieur de la rotonde centrale, illustrant la traversée du Canal, le 6 octobre. Sur fond de musiques guerrières, on y voit des soldats égyptiens hissant fièrement le drapeau national, des fortifications israéliennes éventrées mais encore impressionnantes, des soldats israéliens en piteux état qui se rendent à des militaires égyptiens qui, magnanimes, leur donnent à boire.

Des bas-reliefs, dans le plus pur style stalinien mâtiné de réminiscences de l’Égypte antique, des photos, des trophées de guerre, ainsi que des cartes avec des flèches pointées vers le Sinaï, censées représenter la progression fulgurante de l’armée égyptienne, renforcent l’impression d’une victoire écrasante. Pas un mot, pas une image, pas une allusion à la suite des événements, au fait que la guerre s’est achevée avec toute une armée égyptienne encerclée et des forces israéliennes positionnées au kilomètre 101 de la route Le Caire-Suez, du côté africain du Canal.

Une rotonde du même style, également offerte par la Corée du Nord, célèbre à Damas la victoire supposée de l’armée syrienne. Au centre du musée est exposée une grande peinture murale figurant les présidents Hafez el-Assad et Kim-Il Sung, souriant côte à côte. Depuis le déclenchement de la guerre civile en Syrie, le flot des visiteurs s’est un peu tari.

[image:2,s]Par-delà ces images de propagande, la guerre du Ramadan s’est inscrite dans la mémoire collective du monde arabe comme une victoire, beaucoup plus nettement encore en Égypte qu’en Syrie. Toutefois, en Égypte même, des travaux d’historiens et des Mémoires de généraux sont venus présenter un tableau beaucoup plus nuancé relativisant les succès de l’armée égyptienne sur le champ de bataille. C’est notamment le fait du général Shazli (1922-2011), devenu un farouche adversaire de Sadate, qu’il accusera d’avoir fait échouer l’offensive Badr, ce qui vaudra à l’ex-chef d’état-major l’exil et d’être poursuivi devant la justice militaire.

En Israël en revanche, la guerre n’est plus perçue comme un succès : au mieux comme un match nul, une victoire aux points sur le terrain, sans bénéfice sur le plan politique. Le sentiment d’une faillite s’est encore renforcé au cours des années, au fur et à mesure que des documents étaient déclassifiés, que des protagonistes écrivaient leurs Mémoires – qu’ils visent ou non à se justifier – et que des chercheurs publiaient leurs travaux.

Le temps n’est plus où le commandement militaire pouvait encore présenter la guerre comme une victoire. Dans un texte destiné aux soldats, publié trois mois après la guerre, il expliquait qu’elle était le produit du « l’hostilité fondamentale arabe envers Israël » et du « refus de négocier ». Il se félicitait de ce que l’Égypte, suivie de la Syrie, ait fini par accepter un accord de « désengagement des forces » résultant selon lui d’une « situation intolérable » des armées ennemies à fin de la guerre et d’une prise de conscience des Arabes du fait qu’ils ne pouvaient l’emporter sur Israël, y compris « dans des conditions les plus favorables » pour le lancement d’une offensive[1] .

Ce genre de satisfecit n’est plus de mise. C’est ainsi qu’en 2005, le général Amos Yadlin, alors attaché militaire à Washington et futur chef des Renseignements militaires, a écrit : « Dans la perspective des guerres d’Israël, celle du Kippour doit être considérée comme un échec stratégique, en dépit du fait que, par leur courage et leurs sacrifices, les combattants sont parvenus à en changer le cours. »

Les raisons en seraient triples.

Primo : la dissuasion a échoué dès le moment où les armées arabes sont entrées en guerre quelle qu’en fût son issue. Car « la guerre idéale pour Tsahal n’est pas celle qui se conclut par la liquidation des forces ennemies, mais celle qui n’a pas eu lieu.

Secundo : l’alerte n’a pas opéré. Les services de Renseignement ont été incapables de fournir le préavis promis de 48 heures, alors que ce laps de temps était indispensable pour mobiliser les réservistes qui constituent l’épine dorsale de Tsahal.

Tertio : l’armée n’est pas parvenue à la « victoire décisive » à laquelle elle aspirait, alors que, pour le chef d’état-major et le ministre de la Défense, tout ce qui ne s’approchait pas d’une victoire écrasante ne pouvait passer pour un succès.

Selon cet ancien pilote de la guerre du Kippour, « les principes constituant cette sainte trinité qui étaient la base de la sécurité d’Israël se sont tous effondrés »[2].

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Frédérique Schillo est historienne, spécialiste d’Israël. Docteur en histoire contemporaine de l’IEP de Paris, sa thèse La Politique française à l’égard d’Israël, 1946-1959 (André Versaille éditeur, 2012) a reçu, en 2009, le prix Jean-Baptiste Duroselle couronnant la meilleure thèse de Relations internationales. Elle est chercheuse associée au Centre de recherche français à Jérusalem (CNRS-MAEE).

Marius Schattner, après avoir travaillé à Libération, a été trente ans correspondant de l’AFP à Jérusalem. Il est l’auteur d’Israël, l’autre conflit. Laïcs contre religieux (André Versaille éditeur, 2008) et d’Histoire de la droite israélienne (Complexe, 1991). Il a publié des articles dans la revue Esprit et dans Le Monde diplomatique.

[1] Brochure « Guerre du Yom Kippour » du Service de l’Éducation de l’armée, février 1974.

[2] Amos Yadlin, « Questions suite à la guerre », in La Guerre du Kippour et ses enseignements, pp. 10-14.

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