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Retour sur la crise en Syrie: l’échec de la solution sécuritaire

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Alors qu’il est quotidiennement questions des pays dits émergents, il convient de s’interroger sur la notion de puissance. Contrairement à bien des prévisions, la victoire de l’Occident dans la guerre froide n’a pas débouché sur une longue période de domination américaine. Si les Etats-Unis restent à bien des égards le pivot des équilibres géopolitiques mondiaux, la puissance américaine est confrontée à des concurrences nouvelles. Un constat qui s’applique également aux autres puissances occidentales, en particulier européennes, profondément secouées par la crise économique. Cette évolution structurelle s’accompagne de la montée en puissance de nouveaux mouvement ssociaux qui bouleversent directement ou indirectement les fondements de l’ordre international hérité de l’après-guerre froide.

L’état du monde 2014 évalue cette remise en cause de l’hégémonie occidentale. Véritable roman de l’actualité mondiale, L’état du monde révèle, au-delà de l’immédiateté de l’événement, la tonalité des changements à l’oeuvre sur la planète.

Dans le capitre Violence et politique en Syrie, Vicken Cheterlan, chercheur en relations internationales à Genève et Londres, revient sur la crise en Syrie. Il s’interroge: Pourquoi les initiatives diplomatiques successives n’ont-elles pas réussi à trouver un terrain commun, ni même à démarrer un processus de négociation, en Syrie ? Comment expliquer la violence extrême qui a éclaté dans le pays après le commencement, en mars 2011, du mouvement populaire pour des droits politiques ?

Extrait de Puissances d’hier et de demain – L’état du monde 2014 sous la direction de bertrand Badie et Dominique Vidal

Bachar al-Assad choisit de faire face à un problème politique dans son pays par les seuls moyens sécuritaires. Ce « choix sécuritaire » des autorités excluait obstinément le recours à des instruments politiques pour répondre à la réalité de la révolution. La révolte commencée à Deraa en mars 2011, qui réclamait la liberté et des droits fondamentaux, posait des questions de nature politique, mais le président syrien décida de détruire ce mouvement naissant. Au début, à Deraa, Hama et ailleurs, la force employée par le régime resta l’apanage des diverses agences de sécurité placées sous son autorité. Mais à mesure que les manifestations gagnaient de nouveaux villages, de nouvelles villes et de nouvelles provinces, les agences de sécurité se révélèrent insuffisantes et le régime demanda à des unités de l’armée de réprimer le soulèvement qui continuait de s’étendre.
 
Les structures sécuritaires et militaires syriennes, en continuant à se battre pendant si longtemps, ont montré une incroyable rigidité. Mais cette rigidité a été leur faiblesse, et elles se sont finalement montrées incapables de s’adapter et d’employer les tactiques qu’appelle la guérilla ; au lieu de cela, l’armée utilisa des armes lourdes, des chars, de l’artillerie, et recourut au bombardement d’obus indiscriminé. Cet emploi massif de la force visait bien sûr à intimider et menacer l’adversaire, en élevant de façon exorbitante le « prix de la liberté ». Mais la tactique militaire du bombardement des zones ésidentielles était en réalité un signe supplémentaire de faiblesse : la hiérarchie de l’armée ne faisait pas confiance à la troupe, et craignait que les conscrits ne désertent s’ils étaient dispersés sur les nombreux fronts.
 
[image:2,m]Début mars 2012, les autorités syriennes célébrèrent leur victoire contre le bastion de l’opposition de Baba Amro (Homs), croyant avoir mis fin à la rébellion armée. En fait, elles faisaient comme les généraux qui planifient la guerre de demain à partir de l’exemple d’une guerre d’hier : Baba Amro en 2012 n’était pas Hama en 1982, et les fronts de guerre ont continué de se multiplier dans le pays : Idlib, Deir Ez-Zor, puis Damas et Alep affaiblirent encore les ressources de l’armée syrienne, désormais débordée de toutes parts. L’intimidation ayant échoué, et la révolte s’étant étendue et armée, les forces du gouvernement recoururent à des armes plus lourdes : les chars à l’été 2011 à Hama, les barrages massifs d’artillerie à Homs en février 2012, et
les attaques aériennes : des hélicoptères à Rastan en mai et des avions à Alep en juillet. Le 12 décembre 2012, des missiles balistiques Scud sol-sol non guidés furent utilisés pour la première fois. L’usage accru de la violence suscita la colère de nombreuses couches de la population qui étaient restées neutres ou qui n’avaient pas rejoint la lutte militaire. En bombardant des quartiers, des villages et des villes, les autorités les poussèrent à la rébellion, et dans les bras de l’Armée syrienne libre.
 
Pendant la première moitié de l’année 2012, plusieurs occasions se présentèrent aux autorités syriennes pour tenter de résoudre la crise grâce à des instruments politiques. Il est stupéfiant de voir comment elles furent gâchées : un référendum sur la nouvelle Constitution et des élections législatives furent organisés respectivement le 26 février et le 7 mai. Ces deux événements politiques étaient censés incarner la réforme promise par Bachar al-Assad un an plus tôt et constituer la première étape vers un système politique multipartite. Pourtant, ni les anciennes figures de la dissidence, ni la nouvelle force politique populaire des Comités locaux de coordination, ni aucune autre, ne furent invitées à prendre part à ces événements. Les élections législatives, événement généralement important dans le cycle politique d’une société, furent par excellence antipolitiques ! Le parti baasiste conserva son hégémonie sur le Conseil du peuple (majlis al-sha’b) et le nouveau Premier ministre nommé après les élections de mai ne fut autre que Riad Farid Hijab, ancien fonctionnaire baasiste et ancien gouverneur de la province de Lattaquié. La rigidité du système ne lui permettait ni de manœuvrer ni de faire émerger de nouvelles figures ou de nouvelles forces politiques pour modeler les institutions syriennes. Il peut sembler incroyable que les autorités du pays n’aient organisé ces événements que pour exclure toute participation de l’opposition, mais ce fut bel et bien une autre occasion
perdue.
 
Bertrand Badie est professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po), auteur de nombreux ouvrages phares sur les relations internationales.
 
Dominique Vidal, journaliste et historien, auteur de nombreux ouvrages sur le Proche-Orient, est spécialiste des questions internationales.
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