Site icon La Revue Internationale

«Fonce, brûle tes pneus!»: la fureur de vivre des joyriders saoudiens

[image:1,l]

Jeunesses arabes propose un regard inédit sur les nouvelles générations du monde arabe. Un regard calme, vivant et parfois déroutant qui s’écarte des clichés. Non, la jeunesse arabe ne peut être réduite aux figures du terroriste potentiel, de l’éternel migrant ou de l’icône exotique de la « révolution » !

[image:2,s]Originaires des deux rives de la Méditerranée et partageant le quotidien de cette génération, les chercheurs et chercheuses qui ont rédigé cet ouvrage ont décidé de sortir des sentiers battus en racontant comment les jeunes Arabes occupent leurs temps libres : ces temps de liberté et de loisir où l’on peut réfléchir, s’épanouir et se construire ; ces temps « vides » aussi, où l’on peut parfois dériver, se perdre et se briser…

Du Maroc au Yémen, de l’Algérie à la Syrie, de la Tunisie au Liban, en passant par l’Irak, la Libye, l’Égypte, la Jordanie, la Palestine, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, ces spécialistes dressent avec sensibilité, humour ou inquiétude un portrait exceptionnel de cette génération dont on parle beaucoup, mais qu’on écoute trop rarement. Ce livre donne ainsi la parole à des jeunes hommes et femmes qui, héritiers de traditions plurielles, animés par des idées nouvelles et travaillés par divers mouvements culturels, inventent l’avenir de sociétés en plein bouleversement.

 

Extraits du chapitre « Fonce, brûle tes pneus ! La fureur de vivre des joyriders saoudiens » de Pascal Ménoret dans Jeunesses arabes – Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques de Laurent Bonnefoy et Myriam Catusse (La Découverte, septembre 2013) :

« Le 5 mars 2006, à Riyad, Mish‘al al-Sharari mourait dans un accident de voiture sur l’avenue du Crépuscule (Shari‘ al-Ghurub). Ses trois passagers, deux piétons et le conducteur d’un autre véhicule perdirent la vie en même temps que lui.

Sharari partageait avec des centaines de jeunes Saoudiens le privilège répréhensible et envié d’être un joyrider, un casseur de voitures, un amuseur de jeunes désœuvrés et un ennemi de la morale publique. Comme leurs homologues anglo-saxons, qui ont forgé le concept, les joyriders saoudiens ne se contentent pas de conduire à grande vitesse, ils ont élaboré d’impressionnantes figures et des dérapages virtuoses. Sharari est mort au cours d’une séance de dérapages acrobatiques, que l’on qualifie en Arabie saoudite de tafhit ou de hajwala. Plus tôt ce jour-là, ses fans l’avaient prié de « jeter le fer » (siff al-hadid) et de « domestiquer l’acier » (ta’dib al-hadid).

Il avait refusé, préférant faire une virée en voiture avec un autre joyrider, « Shaytani » (« le Diabolique »). Ses fans, embarqués dans plusieurs douzaines de véhicules, avaient roulé à toute vitesse pour le rattraper. Gagné par leur enthousiasme, il avait finalement exécuté des dérapages devant des spectateurs venus le voir par centaines. Après une figure particulièrement dangereuse, sa voiture sortit de route avant de faucher un groupe de spectateurs et de prendre feu. Les quatre occupants furent brûlés vivants sous les yeux d’un public impuissant. Profondément émus par les hurlements de douleur de Sharari, cinq joyriders présents dans le public firent repentance et décidèrent de devenir de pieux musulmans.

Ce soir-là, une légende locale était née. Des détails poignants racontés par les témoins aux commentaires impersonnels de la presse locale, la mort de Sharari devint un récit d’importance majeure. L’histoire incluait les péripéties suivantes : le refus initial de suivre ses admirateurs, la poursuite engagée par ses fans et sa mort sur l’avenue du Crépuscule. Il ne manquait qu’une histoire d’amour, cet ingrédient essentiel à toute bonne séance de tafhit, car les joyriders sont censés éprouver pour de jeunes garçons des sentiments proches de l’amitié chevaleresque ou de l’amour grec. […]

Mais, contrairement aux héros du film de Nicholas Ray (1955), ces jeunes Saoudiens rivalisent d’exploits au volant de leurs voitures sans pour autant être des « rebelles sans cause ». Ce qui m’a frappé au cours de mon enquête, menée à Riyad entre janvier 2005 et juillet 2007, c’est que la plupart des jeunes se souciaient moins du salafisme ou des Frères musulmans que d’une bonne séance de joyriding, avec ses vrombissements, ses risques et ses plaisirs interdits.

Devenir un joyrider

Dans les dialectes d’Arabie centrale, les verbes fahhata et hajja signifient s’enfuir, s’échapper. Plusieurs mots sont construits à partir de fahhata : mufahhat (joyrider), qui signifie, littéralement, fuyard ; tafhit, qui renvoie au crissement des pneus dérapant sur le bitume et aux cris perçants des enfants. À partir de hajja, le mot hajwala, utilisé par les jeunes Saoudiens pour décrire le joyriding, est, pour leurs aînés, synonyme de désordre et de confusion. Muhajwil, terme qui provient du même verbe, signifie clochard. Les jeunes de Riyad ont renversé le stigmate : pour eux, un muhajwil est un dur, un héros des rues.

Le milieu du tafhit à Riyad attire principalement des jeunes hommes âgés de quinze à trente ans, qui ont abandonné l’école ou qui cherchent un travail. Ils appartiennent le plus souvent aux classes populaires et moyennes inférieures et font partie de la frange bédouine et rurale de la population de la ville. Des hommes plus âgés tiennent parfois le volant : Badr ‘Awad (surnommé « al-King ») avait la trentaine bien avancée quand il s’est retiré de la rue et s’est lancé dans une carrière de prêcheur religieux. […]

Au carrefour de la ville et la campagne, le joyriding est considéré par les médias d’État comme le dernier stade d’une carrière déviante qui conduit de la consommation d’alcool et de tabac au vol, à l’homosexualité, à la toxicomanie, au trafic de drogue et parfois à la mort violente. Passe-temps innocent à ses débuts, le joyriding apparaît désormais comme un « problème social » et sa prévention fait aujourd’hui l’objet d’articles dans la presse, de prêches dans les mosquées et de mesures policières. Recyclant le répertoire élaboré par l’État saoudien contre les groupes islamistes, les médias dénoncent régulièrement la « sédition du joyriding » (fitna al-tafhit) ou le « terrorisme de rue » (irhab al-shawari‘).

Pourquoi devient-on joyrider ? La réponse des mufahhatin est unanime : à cause de ce qu’ils appellent tufush. Dans leurs travaux, des sociologues saoudiens traduisent ce terme dialectal en arabe classique, et utilisent les mots de faragh et malal (vide, ennui). Mais il y a là un écart linguistique, qui est source de malentendu. La lutte contre la délinquance se concentre en effet sur l’oisiveté, sans essayer de comprendre ce que disent les jeunes de Riyad quand ils parlent de tufush. Comme tafhit ou hajwala, tufush signifie à l’origine « échappée », « évasion ». Les jeunes Saoudiens l’utilisent pour décrire le sentiment d’impuissance sociale qui les accable lorsqu’ils ont mesuré la distance incommensurable qui sépare les fabuleuses opportunités économiques de Riyad de leur propre situation (chômage, faibles revenus, piètre logement, hostilité de la classe moyenne, etc.).

Le tufush, c’est le sentiment d’être privé de capital social dans une ville où toutes les opportunités sont à portée de main pourvu qu’on ait le bon « piston » (wasta). Si l’ennui est « le vide, le rien », le tufush est, comme l’expliquent mes interlocuteurs, « ce qui te donne envie de faire n’importe quoi, d’être un ‘arbaji (un voyou) », « de vendre le monde entier pour le prix d’une roue de bicyclette » ou « de considérer le monde entier comme un mégot et de l’écraser du pied ». Le tufush n’est donc pas seulement l’ennui ou le vide, mais la rage qui envahit les jeunes Saoudiens quand ils comprennent la violente injustice des hiérarchies sociales.

Il est relativement facile de devenir membre d’un groupe de joyriding. Un groupe d’élèves vivant dans un quartier en majorité bédouin compare le groupe d’« éveil islamique » (jama‘a al-taw‘iya al-islamiyya) de leur école, qui organise des activités culturelles et religieuses et est lié aux Frères Musulmans saoudiens, aux groupes de joyriding. Très sélectif, le groupe islamique recrute les bons élèves et les « intellos coincés » (dawafir), me rapportent-ils. Les groupes de joyriding, à l’inverse, s’adressent à tous les jeunes et utilisent des moyens de communication variés – tracts, articles et Internet – pour attirer du public et organiser leurs spectacles.

Dès lors, les groupes islamiques peuvent difficilement rivaliser avec l’attraction du joyriding : « On était tous obsédés par ça, on voulait tous devenir joyriders », raconte un élève de Terminale, qui ajoute : « J’ai l’impression qu’un pour cent des gens sont destinés au groupe religieux. […] Les groupes de joyriding, eux, sont plus ouverts. Au début du collège, les fans de joyriding distribuent des passe-partout aux étudiants, les clés qu’on utilise pour voler des voitures. Je me souviens qu’un jour, je rentrais à la maison et j’ai vu deux élèves, des nouveaux, qui disaient qu’ils voulaient voler une voiture et qu’ils avaient une clé. C’est leur façon de recruter : ils donnent des clefs aux élèves. Et ils attirent beaucoup de monde ».

Un second lycéen complète : « Rejoindre un groupe de joyriding, c’est plus facile que de rejoindre un groupe religieux. Je veux dire, tu les vois de la fenêtre, tu descends dans la rue, et là, devant ta porte, tu as un gars, tu discutes avec lui, et ce gars, peut-être, il va te laisser monter dans sa voiture le jour d’après. C’est plus facile ».

Les joyriders utilisent des voitures volées ou louées, et ont besoin de beaucoup de petites mains pour « emprunter » les véhicules et les remettre aux héros du dérapage. Contrairement aux pilotes de voitures surbaissées (lowrider) ou de courses d’accélération (drag racing), aujourd’hui répandues dans les villes saoudiennes, les joyriders ne customisent pas leurs voitures. Ils préfèrent des berlines japonaises de base et s’intéressent davantage aux figures et à la technique de dérapage qu’à la transformation de leurs véhicules.

À l’école et dans la rue, le passe-partout est un défi. Si on l’accepte, on est bientôt confronté à d’autres défis pour grimper les échelons au sein du groupe et se rapprocher du joyrider et de son cercle d’assistants. Si on le refuse, on reste confiné à la position subordonnée de suiveur et de fan. Dès l’entrée dans le groupe, une série d’épreuves conduit à la constitution de hiérarchies bien établies. »

——————————————————–

Pascal Ménoret est maître de conférences à New York University Abu Dhabi (Émirats arabes unis) et postdoctorant à la Harvard Academy for International and Area Studies (États-Unis). Il est l’auteur de Kingdom Adrift. Urbanism and Youth Revolt in Saudi Arabia (Cambridge University Press, à paraître).

Laurent Bonnefoy est politologue et spécialiste du monde arabe. Chercheur au CNRS, il travaille au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) et à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAN).

Myriam Catusse est politologue et spécialiste du monde arabe. Chercheuse au CNRS, elle travaille à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM).

Quitter la version mobile