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Les luttes de pouvoir entre les djihadistes empoisonnent l’Irak

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JOL Press : L’État islamique en Irak et au Levant a récemment dû quitter la ville de Deir Ezzor, dans l’est de la Syrie, après de violents affrontements contre les rebelles du Front al-Nosra. Pourquoi les deux groupes djihadistes s’opposent-ils ?
 

Myriam Benraad : Les deux groupes appartiennent à la mouvance salafiste. Le Front al-Nosra était lui-même réputé il y a encore quelques temps comme étant la frange dure de l’opposition armée syrienne. Dernièrement, les critiques qui émanent d’une partie de cette opposition, y compris d’al-Nosra, consistent à dire que l’action de l’EIIL était beaucoup trop extrême et nuisait à l’action djihadiste, que ce soit en Syrie ou en Irak. Ces dissensions illustrent les divisions profondes qui existent entre ces groupes salafistes, après un temps de solidarité que l’on avait observé l’année dernière. L’État islamique en Irak, apparu originellement en 2006, avait en effet fait cause commune avec une partie de l’opposition armée syrienne, dont le Front al-Nosra, pour former l’État islamique en Irak et au Levant.

Comme l’illustre l’appellation de cet « État », on est dans le cadre d’un projet qui consiste à créer une entité politique sunnite, au-delà des frontières nationales d’Irak et de la Syrie – il faut bien préciser que les salafistes de cet État récusent le nationalisme comme étant une importation étrangère occidentale qui, en l’occurrence, a entraîné le déclin du monde arabe et musulman, et que doit s’y substituer un projet politique neuf, sunnite et panislamiste, qui nie les frontières existantes.

Mais les djihadistes ne sont pas tous d’accord avec ce projet : certains considèrent qu’embrasser une perspective politique est trop prématuré, et qu’il faut pour l’heure poursuivre la lutte armée avant même de penser à ce qu’il adviendra par la suite en termes politiques. Ces dissensions existaient déjà au Maghreb et notamment en Algérie dans les années 90, et en ex-Yougoslavie où beaucoup considéraient que les djihadistes avaient finalement perdu dans la mesure où ils avaient voulu récolter trop tôt les fruits politiques de leur action armée.

Il y a enfin, de manière plus prosaïque, des luttes d’influence et de pouvoir très importantes autour du contrôle des populations et des ressources économiques locales, puisque l’État islamique vit principalement des activités illicites comme le racket des populations et, dans le cas de l’Irak, de la contrebande pétrolière. À l’horizon d’un effondrement potentiel du régime de Bachar al-Assad, et dans le cadre de la lutte de l’EIIL contre le gouvernement de Bagdad, on voit bien que les djihadistes sont eux-mêmes divisés pour savoir qui aura le pouvoir en dernier ressort.

JOL Press : Al-Qaïda a annoncé la semaine dernière que l’EIIL ne faisait pas partie de son réseau. Pourtant, on a souvent présenté l’EIIL comme une « branche » d’Al-Qaïda en Syrie…

Myriam Benraad : Au départ, l’EIIL est une émanation d’Al-Qaïda. C’était l’ancien « prince » d’Al-Qaïda en Irak, Abou Moussab Al-Zarkaoui, qui avait encouragé les djihadistes irakiens à prendre une place très importante dans le combat en Irak, et qui avait donc incité à la création d’une mouvance profondément irakienne, qui a vu le jour en 2006 autour de cet État islamique en Irak, aujourdhui conduit par l’Irakien Abou Bakr al-Baghdadi.

En avril 2013, il y a eu collusion de l’EIIL avec une partie de l’opposition armée syrienne. Mais encore une fois, Al-Qaïda centrale considère que l’action de l’EIIL est beaucoup trop radicale et que la priorité, pour l’heure, devrait être la lutte armée. La prise d’assaut de l’EIIL sur Falloujah et leur tentative de prendre le contrôle de l’opposition armée en Syrie ont bien montré cet empressement de leur part, y compris sur un plan politique, qui tranche avec l’attitude d’Al-Qaïda centrale qui prône la lutte armée comme priorité. Ayman al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaïda, se sent de ce fait marginalisé dans le rôle de « mentor » du djihad qu’il entend incarner.

JOL Press : Sur qui le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki peut-il compter pour lutter contre l’EIIL ?
 

Myriam Benraad : Il compte, en interne, sur l’armée, les forces de sécurité et les services de renseignement qui aujourd’hui obéissent directement à ses ordres. Il faut aussi savoir que le ministère de la Défense et de l’Intérieur, qui sont les ministères les plus stratégiques en Irak, sont à la merci du Premier ministre. Il y a donc une concentration du pouvoir qui a permis à Nouri al-Maliki de placer sous sa coupe l’appareil sécuritaire et militaire.

Le Premier ministre bénéficie également de l’appui de l’Iran. Il y a en effet un partenariat stratégique qui repose sur la solidarité chiite entre le pouvoir irakien actuel et Téhéran. L’Irak bénéficie enfin d’un armement par les États-Unis qui, bien conscients de l’importance stratégique de l’Irak, même s’ils ont hésité longtemps à lui fournir des armes, font aujourd’hui le choix du « moindre pire », en livrant des armes – dont des drones – à Bagdad pour éviter que la situation déjà chaotique au Moyen-Orient ne senvenime.

JOL Press : Quelles conséquences les affrontements qui secouent les villes de Falloujah et Ramadi, dans la province d’Al Anbar, pourraient-ils avoir sur les prochaines élections législatives en Irak ?
 

Myriam Benraad : Vu l’état de violence dans lequel se trouve l’Irak, et plus spécifiquement les provinces sunnites du pays, la question est tout d’abord de savoir si ces élections se tiendront, en tout cas dans ces régions. L’année dernière, les élections provinciales avaient déjà été reportées par le Premier ministre dans ces régions. Pourra-t-on cette fois-ci ouvrir les bureaux de vote ? Les électeurs vont-ils se déplacer ? Rien n’est moins sûr, car la radicalisation d’une partie de la population est aujourd’hui à l’œuvre.

Une certaine partie de la population sunnite, qui était descendue dans les rues et avait mis en place un certain nombre de campements dans la province d’Al-Anbar pour protester contre la marginalisation des sunnites et contre la politique discriminatoire du gouvernement, est désormais militarisée. Ces protestations ne passent donc plus par des manifestations, mais par les armes. L’attitude d’une partie de l’électorat sunnite, qui pendant un temps avait voulu revenir à un processus politique, a donc changé. Il y a un désenchantement très clair et la question sera de savoir si ces populations sunnites se mobiliseront pour des élections qui, aujourd’hui, ne sont plus considérées comme un moyen efficace de faire face à leur exclusion du pouvoir.

JOL Press : L’année 2013 a été particulièrement meurtrière en Irak et 1000 personnes ont été tuées seulement au mois de janvier. Pourquoi l’Irak a-t-il connu un tel niveau de violence ?
 

Myriam Benraad : Je crois qu’il y a eu une exacerbation de la violence qui est très clairement le fruit du contexte syrien voisin. En même temps, il faut savoir que la violence est chronique en Irak depuis 2003. Il n’y a jamais vraiment eu d’accalmie, à l’exception de quelques périodes très courtes. Nous sommes dans un contexte de violence généralisée depuis dix ans, avec un certain nombre de dates symboliques utilisées par Al-Qaïda et d’autres groupes armés pour redoubler de violence. Mais au-delà de la violence armée et des chiffres que l’on peut comparer d’un mois à l’autre, il y a une violence sociale extrême qui, bien évidemment, nourrit cette dégradation du contexte sécuritaire.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Myriam Benraad est politologue, spécialiste de l’Irak. Docteur en science politique de l’IEP de Paris (programme Monde arabe et musulman), elle est, depuis plusieurs années, experte et consultante sur la problématique irakienne et le monde arabe auprès de différentes agences et organisations internationales, et pour de nombreux médias français et internationaux. Depuis 2011 et le « printemps arabe », elle participe de manière active aux travaux du Partenariat de Deauville (G8) accompagnant les transitions démocratiques dans les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

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