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La Turquie, base arrière des rebelles syriens

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JOL Press : Historiquement, quelles relations entretiennent la Turquie et la Syrie ?
 

Laurent Leylekian : Ces deux pays entretiennent des relations assez conflictuelles. Il ne faut pas oublier que la Syrie, et plus généralement le Machrek («le Levant»), est une ancienne colonie de l’empire ottoman. Pendant très longtemps, les Turcs ont été perçus par les populations arabes comme des colons. Au début du XXe siècle, lorsqu’Atatürk a fondé la République de Turquie, le pays a été vu par certains progressistes arabes comme un modèle d’Etat laïque et moderne. Il y a donc une ambivalence, entre rejet et admiration.

En outre, il ne faut pas oublier qu’il existe un différend territorial entre les deux Etats : la Syrie n’a jamais admis qu’en 1938 la France ait donné à la Turquie le Sandjak d’Alexandrette et une bande frontalière allant jusqu’à la frontière irakienne, ces deux territoires appartenant à la plaine syrienne et majoritairement peuplés d’Arabes.

JOL Press : Comment ont évolué ces relations depuis le début de la crise syrienne, en mars 2011 ?
 

Laurent Leylekian : Il y a trois ans, le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, prônait une politique du «zéro problème avec les voisins». Cette politique a été un échec total : le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, s’est fâché avec le régime militaire égyptien, les monarchies du Golfe (pour leur refus de soutenir Mohamed Morsi, le président égyptien déchu) et Israël en soutenant des mouvements islamistes comme le Hamas dans la bande de Gaza.

Erdogan et Bachar al-Assad, qui étaient autrefois bons amis, se sont également brouillés lorsque le régime de Damas a commencé à réprimer les mouvements contestataires et islamistes en Syrie. Aujourd’hui, Ankara et Damas sont à couteaux tirés car la Turquie soutient officiellement les rebelles, y compris ceux liés à al-Qaida.

JOL Press : Quelles sont les conséquences de ce soutien de la Turquie aux rebelles syriens ?
 

Laurent Leylekian : Si la Turquie est en ligne avec les Occidentaux quant aux fins à obtenir – le renversement du régime de Bachar al-Assad – elle n’est pas suivie par la communauté internationale quant aux forces sur lesquelles s’appuyer : la Turquie est la base arrière de mouvements islamistes radicaux. Ainsi, le Financial Action Task Force (FATF) – un organisme intergouvernemental de lutte contre le financement du terrorisme – a bien failli inscrire la Turquie, en février 2014, sur sa liste des pays non coopératifs.

Dans ce contexte, certains pays arabes pointent du doigt la volonté hégémonique de la Turquie dans la région. Et cette volonté de vouloir récréer la grandeur de l’empire ottoman est effectivement mise en avant par le Premier ministre turc.

JOL Press : La crise syrienne représente-t-elle un danger pour la sécurité interne de la Turquie ?
 

Laurent Leylekian : La Turquie affiche une stabilité qui n’est que de façade. Il est certain que l’afflux massif de réfugiés syriens contribue à déstabiliser le pays. Du reste, Ankara discrimine certains réfugiés, les alaouites, – qui n’ont pas accès aux soins, à un logement ou à de la nourriture – au profit des sunnites. Or, une telle ségrégation rejaillit sur certains citoyens turcs, les alévis, victimes de brimades.

Par ailleurs, à l’approche des élections municipales en Turquie, qui se tiendront le 30 mars, ces éléments sont exploités à des fins politiques sans que l’on sache vraiment dire si Gülen – le prédicateur de Pennsylvanie qui s’oppose à Erdogan – est réellement plus démocrate que lui.

JOL Press : Y’a-t-il d’autres facteurs à prendre en considération pour comprendre l’implication de la Turquie dans le conflit syrien ?
 

Laurent Leylekian : Oui, il y en a beaucoup d’autres. Par exemple, la concurrence entre les deux puissances régionales que sont la Turquie et l’Iran vis-à-vis du Proche-Orient. Mais il existe un autre facteur de basse intensité sur lequel je voudrais insister, car il échappe généralement à la grille de lecture dominante : le nord de la Syrie (Alep, Rakka, Deir-es-Zor) fut le lieu de l’extermination des Arméniens lors du génocide de 1915. Les communautés arméniennes de la région, descendantes des rescapés, constituent les preuves vivantes de ce crime d’Etat.

Pour la Turquie – qui na jamais reconnu ce massacre – le chaos en Syrie et la possibilité d’y faire incursion, directement ou indirectement, constituent l’occasion rêvée d’éliminer ces traces. La récente attaque de Jabhat al-Nosra, menée ce week-end à partir du territoire turc et avec le soutien logistique de l’armée turque, contre le canton de Kessab majoritairement peuplé d’Arméniens est une illustration directe de cette volonté.

Propos recueillis par Marie Slavicek pour JOL Press

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Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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