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Qui sont ces jihadistes français qui partent combattre en Syrie?

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JOL Press : Quelle définition peut-on donner du mot jihad ?
 

David Thomson : Le terme jihad comme je l’ai employé dans mon livre renvoie soit aux gens qui défendent la lutte armée pour instaurer la charia [la loi islamique] soit à ceux qui la pratiquent – donc soit les simples partisans soit les acteurs. Ensuite, beaucoup de musulmans estiment que le jihad armé est un petit jihad et que le grand jihad est un jihad intérieur, mais cela est un autre débat.

JOL Press : Quel sens lui donnent ces jeunes jihadistes français qui partent combattre en Syrie ?
 

David Thomson : Ils mènent ce jihad pour plusieurs raisons. C’est un jihad qu’ils considèrent comme défensif parce qu’à leurs yeux, des musulmans sont attaqués par des non-musulmans en Syrie, parce que le régime de Bachar Al-Assad, régime alaouite qui est une branche du chiisme, n’est selon eux pas musulman. Ensuite, ils partent là-bas parce qu’ils sont persuadés qu’une grande prophétie mondiale est en train de se jouer actuellement sur la terre de Syrie. Pour eux, nous ne sommes pas loin de la fin du monde, dans une situation complètement apocalyptique, où le messie (le mahdi en arabe) doit bientôt revenir.

Selon eux, ce mahdi se trouvera sans doute au sein des légions jihadistes qui sont actuellement au combat en Syrie et au moment du retour du mahdi, il y aura d’un côté ceux qui auront accès au paradis, c’est-à-dire ceux qui auront combattu aux côtés du mahdi, et de l’autre ceux qui ne l’auront pas fait et seront voués à l’enfer. Donc pour eux, être en Syrie est vraiment vital. Ils combattent également pour réinstaurer le califat et la charia.

Une fois que Bachar al-Assad sera tombé, ce ne sera donc pas la fin de la guerre mais le début d’un autre conflit puisque certains sont dans une démarche de jihad global qui ne se limite pas à la Syrie. Ils attaqueront donc certainement d’autres pays si jamais Bachar al-Assad venait à tomber.

JOL Press : Peut-on dresser un « portrait type » du jihadiste français qui part en Syrie ?
 

David Thomson : La réponse est à la fois oui et non. La plupart ont grandi dans des quartiers populaires et des cités françaises. Mais certains jihadistes que j’ai rencontrés ne sont pas du tout dans ce cas-là : ils ont grandi à la campagne, sans jamais fréquenter un seul musulman. Beaucoup sont issus de la délinquance, mais ce n’est pas non plus le cas de tous : certains n’ont jamais eu de problèmes avec la Justice. D’autres étaient totalement insérés dans la vie active, avec un travail et une famille – beaucoup sont d’ailleurs partis avec leur famille en Syrie. Il y a donc à la fois un état d’esprit commun, une philosophie commune, mais un profil type est finalement difficile à dresser. Le vrai dénominateur commun entre tous, c’est Internet et les réseaux sociaux.

JOL Press : Comment les réseaux sociaux ont-ils justement contribué à ce phénomène ?
 

David Thomson : Les réseaux sociaux ont permis d’apporter le jihad médiatique à une population qui n’y était pas forcément sensible ou qui n’y avait pas accès jusqu’à maintenant, c’est-à-dire à une population beaucoup plus large, beaucoup plus jeune, qui n’était pas forcément sensibilisée au départ à la cause jihadiste, et qui n’est même pas toujours musulmane. Cela a banalisé l’image du jihad, a facilité le passage à l’acte, et l’a dépoussiéré des fameux réseaux et forums jihadistes qui, aujourd’hui, sont clairement en perte de vitesse. Aujourd’hui, on part en Syrie après avoir échangé quelques chats avec un contact français présent sur place, et non sur des forums jihadistes liés à Al Qaïda. Tout se passe désormais sur des plateformes complètement publiques, de façon très ouverte, sur YouTube, Twitter, Dailymotion, Facebook ou Ask.fm, qui est très prisé des ados. Cela permet évidemment de toucher un nouveau public.

JOL Press : Cela peut-il expliquer le fait que l’on parle beaucoup plus aujourd’hui du jihad en Syrie qu’en Libye, en Irak ou en Afghanistan lors des précédents conflits ?
 

David Thomson : Absolument. On en parle beaucoup plus aujourd’hui parce que l’ampleur n’est pas du tout la même, elle est inédite. Pour prendre un simple exemple, lorsqu’on parle du jihad en Afghanistan, on estime que seule une quarantaine de Français se sont rendus là-bas sur une dizaine d’années. Aujourd’hui en Syrie, on estime qu’au moins dix fois plus de Français combattent actuellement sous la bannière jihadiste. Le nombre de jihadistes français n’a jamais été aussi grand et beaucoup plus de familles commencent à en parler dans les médias. À l’époque de l’Irak, de l’Afghanistan ou de la Tchétchénie, il n’y avait pas encore les réseaux sociaux, donc la visibilité était moins grande.

JOL Press : Quels chemins – géographiques – empruntent-ils pour rejoindre la Syrie ?
 

David Thomson : Si l’on prend l’année 2011-2012 et le début des départs au jihad de Français, les routes entre la France et la Syrie n’étaient pas encore clairement établies. Souvent, les aspirants passaient par un premier pays. Ils faisaient étape au Maghreb, notamment en Tunisie, pour bénéficier des flux de départs de jihadistes tunisiens qui à cette époque étaient déjà massifs. Depuis, ils ont fait souche en Syrie et ont donc permis aux autres d’arriver beaucoup plus facilement.

Aujourd’hui, les routes du jihad entre la France et la Syrie sont très clairement établies, elles sont directes et les jihadistes n’ont plus besoin de passer par un pays tiers. Ils prennent l’avion, partent de Paris à Istanbul, se rendent ensuite dans le sud de la Turquie puis un passeur les fait passer ou bien ils passent eux-mêmes la frontière avant que quelqu’un ne vienne les chercher de l’autre côté. Cela se passe très facilement, de façon artisanale. Ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’aujourd’hui, il n’y a pas de filière ni de réseau pyramidal, structuré, comme c’était le cas autrefois.

JOL Press : Qui retrouvent-ils une fois sur place ?
 

David Thomson : Sur place, ils retrouvent des gens qui ont le même profil qu’eux. Quasiment tous sont soit des convertis, soit des gens qui ont fait un retour récent vers l’Islam. Ils retrouvent des Français, se regroupent entre eux. À la tête de ces groupes aussi se trouvent des Français, récemment convertis et qui n’ont pas une grande expérience du combat. Il y a aujourd’hui une brigade de facto d’Al-Qaïda, le Front al-Nosra. À la tête de cette brigade, on ne retrouve pas des grands compagnons de Ben Laden qui ont fait tous les jihad depuis l’Afghanistan, mais deux personnalités très connues du cyber-jihad français, des gens qui, en France, faisaient des vidéos dont ils tirent toute leur renommée et leur légitimité.

JOL Press : Que trouvent-ils là-bas qu’ils ne trouvent pas ailleurs ?
 

David Thomson : Pour un jihadiste français, quitter la terre de mécréance, qui n’est pas une terre d’islam, est une obligation pour tout musulman. Pour lui, vivre en terre de mécréance souille le musulman et l’empêche d’accéder, à terme, au paradis. À leurs yeux, une terre d’islam n’est pas une terre comme la Tunisie, puisque la Tunisie n’applique par la charia. C’est une terre où l’on applique la charia littérale, c’est-à-dire, en ce moment, uniquement sur des terres où l’on combat comme en Syrie.

Aujourd’hui, certaines villes de Syrie comme Raqqa sont tenues par les islamistes de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) qui applique la charia : il y a des tribunaux islamiques, les magasins doivent fermer aux heures de prière, toute la vie sociale s’arrête à ces heures-là, les femmes doivent porter le niqab.

Les jihadistes cherchent à mourir en martyr pour accéder immédiatement au dernier degré de paradis, qui leur permet aussi d’intercéder pour toute leur famille, c’est-à-dire de faire entrer 70 personnes de leur choix une fois arrivé au paradis.

JOL Press : Certains sont-ils déçus une fois arrivés ?
 

David Thomson : Oui tout à fait. Pour l’instant, la cause de retour principal est effectivement la déception. Un jeune qui arrive en Syrie, qui ne connaissait de ce pays que ce qu’il en avait vu à travers Facebook et les vidéos, et qui une fois sur place se rend compte que la réalité est bien différente et que l’inconfort est difficile à supporter, peut vouloir rentrer. C’est ce qui s’est passé dans le cas des deux jeunes Toulousains de 15 et 16 ans qui ont été très médiatisés. Ils sont arrivés, sont restés deux semaines avec des Français du Front al-Nosra, cela ne leur a pas plu et ils ont fait demi-tour. Cela montre aussi que personne n’est obligé de rester en Syrie. Ceux qui arrivent et qui veulent rentrer peuvent le faire. Bien évidemment, le problème pour eux c’est qu’une fois rentrés, la case Justice les attend…

JOL Press : Vous avez aussi rencontré des jeunes femmes jihadistes. Leur combat est-il différent de celui des hommes ?
 

David Thomson : Les jeunes femmes partent exactement pour les mêmes raisons que les hommes, c’est-à-dire qu’elles espèrent elles aussi que lorsque leur mari tombera en martyr sur le champ de bataille, elles pourront par ce biais-là accéder au paradis. Elles partent aussi pour vivre sur une terre d’islam qui applique la charia littérale. Elles ne combattent jamais, même si elles apprennent à se servir d’une kalachnikov pour pouvoir se défendre en cas d’attaque. Elles élèvent leurs enfants, donnent naissance à d’autres enfants et s’occupent de leur mari.

JOL Press : Ces femmes partent donc toujours en famille ?
 

David Thomson : Non pas toujours. La différence entre les hommes et les femmes, c’est qu’elles ne peuvent partir qu’à travers le mariage. Il y a donc trois cas de figure : dans le premier cas, les femmes se marient en France et partent avec un aspirant mujahid qui est sur le point de partir. C’est donc un mariage qui se conclut très rapidement – ce ne sont pas les intentions amoureuses qui comptent dans ce genre d’union, mais bien la sincérité des intentions jihadistes. Ensuite, le couple va durer une fois sur place en Syrie. Le deuxième cas de figure, c’est une femme déjà mariée, qui part donc en famille au jihad en Syrie. Le troisième cas de figure, c’est une femme qui, grâce aux réseaux sociaux, obtient une promesse de mariage avec un jihadiste sur place. Elle va donc partir toute seule mais une fois arrivée sur place, elle sera immédiatement mariée et prise en charge.

JOL Press : Les médias avaient beaucoup parlé il y a quelques mois du « jihad al niqah » (le « jihad sexuel »). Cela était-il une simple rumeur ?
 

David Thomson : C’était en effet une rumeur totalement fausse, qui a beaucoup marché dans les médias tunisiens mais qui n’a jamais reposé sur aucun fait réel. Aucune femme n’est esclave sexuelle là-bas. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a des femmes qui accouchent, et qui reviennent parfois en France si leur mari meurt au combat. Mais elles ont accouché de leur mari. Je parle donc plutôt d’un jihad matrimonial, c’est-à-dire d’un jihad à travers le mariage. Je suis en contact avec quelques-unes d’entre elles, et elles ne supportent pas que l’on puisse dire ce genre de choses. Cette idée d’un jihad sexuel en dit beaucoup sur la fabrique de l’information sur ce genre de conflits.

JOL Press : Ces jihadistes qui partent pensent-ils revenir un jour pour mener des actions terroristes en France ?
 

David Thomson : C’est la grande question. Aujourd’hui, il y a deux catégories au sein des jihadistes français. Pour ceux qui combattent dans les rangs du Front al-Nosra, leur priorité est uniquement la chute de Bachar al-Assad, aucun n’a l’intention de revenir en France ; c’est paradoxal, puisque c’est la branche officielle d’Al-Qaïda qui est pourtant dans une démarche de jihad global. En revanche, les Français qui sont dans l’autre camp jihadiste dissident d’Al-Qaïda, l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), expliquent généralement qu’il faut mener des actions terroristes en France, qu’il faut terroriser les ennemis d’Allah et attaquer en priorité les civils, à la manière de Mohamed Merah. Certains se préparent à cela. Il y a des Français qui sont en Syrie depuis plus d’un an maintenant, qui apprennent à construire des explosifs, et qui une fois rentrés en France pourraient faire de très gros dégâts.

JOL Press : Avez-vous eu peur en parlant avec ces jihadistes ?
 

David Thomson : Non. J’ai commencé à travailler sur les jihadistes en Tunisie, et c’est dans ce cadre-là que j’ai rencontré de façon tout à fait naturelle une personne qui ensuite m’a aidé à rencontrer d’autres personnes avant leur départ. À partir du moment où ils donnent leur accord pour parler, la relation se fait de façon naturelle. Je garde une relation de confiance avec eux, et j’essaie de ne pas trahir cette confiance. Ce sont des gens avec qui l’on peut avoir des discussions structurées et raisonnées.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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David Thomson est reporter pour RFI et ancien correspondant en Tunisie et en Libye pendant les révoltes arabes, entre 2011 et 2013. Il a réalisé le film Tunisie, la tentation du Jihad et vient de publier le livre Les Français jihadistes, éditions Les Arènes, mars 2013.

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