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Syrie: «Il faut se préparer à ce que la situation catastrophique perdure»

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JOL Press : Des élections présidentielles sont-elles envisageables, alors que le pays est plus que jamais divisé ?
 

Frédéric Pichon : Au-delà de la question de savoir si cela est envisageable ou non, ce qui est sûr, c’est que la situation sécuritaire n’est pas propice à l’organisation de telles élections. Par ailleurs, une partie de la population ne votera pas : 2,4 millions de Syriens sont en effet réfugiés dans les pays voisins et les rebelles feront tout pour faire capoter le processus. Tout cela reflète une fois de plus la volonté de la part du régime de se poser comme interlocuteur unique et comme pouvoir légitime en Syrie.

JOL Press : Bachar al-Assad compte-t-il réellement se présenter ?
 

Frédéric Pichon : Oui je pense qu’il est décidé et rien ne l’empêchera de se présenter – même en termes institutionnels ou constitutionnels, il pourra toujours s’arranger – et ce ne sont pas les pressions extérieures au pays qui vont l’en empêcher. Cela nous paraît un peu surréaliste et baroque, mais c’est tout à fait dans la logique du pouvoir syrien.

JOL Press : Des figures d’opposition ont-elles déjà fait part de leur volonté de briguer la présidence ?
 

Frédéric Pichon : Je n’ai rien vu de tel pour le moment. Mais c’est vrai que pour la première fois, il devrait s’agir d’élections présidentielles pluralistes, puisque jusqu’ici il n’y avait qu’un candidat désigné par le parti – c’était Bachar al-Assad et avant lui, son père. Depuis 2012, il y a eu une réforme de la Constitution qui a théoriquement mis en place la notion de pluralisme. Mais les opposants qui se présenteraient seraient certainement « adoubés » par le régime. Les opposants qui sont sur le terrain considèrent le processus des élections comme un simulacre, dont ils ne veulent même pas puisqu’il y a une partie des rebelles qui, de toute façon, sont contre toute forme de processus démocratique. Ils ne se présenteraient donc sûrement pas.

JOL Press : Sur le terrain, comment ont évolué les rapports de force entre les militants de l’opposition et les soutiens du régime ?
 

Frédéric Pichon : On voit bien que la stratégie du régime, c’est bien de négocier ponctuellement des trêves et petit à petit de rallier des secteurs, des quartiers voire des villes entières, y compris avec leurs combattants rebelles – pour peu qu’il ne s’agisse pas de groupes affiliés à Al-Qaïda. Il y a eu quelques trêves qui ont été évidemment très médiatisées par le régime, c’est la stratégie recherchée et c’est d’ailleurs pour cela que l’on ne sait pas vraiment comment cela se finira.

On est là dans un scénario semblable à ce qui a pu se passer en Tchétchénie en 1999-2000. C’est-à-dire que le régime ne tendra la main qu’à des gens qui ont un fusil dans les mains et non à des opposants de l’extérieur incapables d’imposer un rapport de force. Il y a maintenant des opposants qui, de guerre lasse, déposent les armes, et à qui le régime demande de hisser le drapeau syrien. C’est une stratégie assez cynique : lorsque vous hissez le drapeau syrien dans votre quartier, vous devenez en effet la cible des bombardements des brigades rebelles et cela vous oblige donc à prendre parti.

JOL Press : Pourquoi toutes les tentatives de discussions entre le régime et l’opposition, notamment lors de la conférence de Genève 2, ont-elles échoué ?
 

Frédéric Pichon : La première raison, c’est que Bachar al-Assad ne reconnaît aucune légitimité à l’opposition, et la deuxième raison, c’est que cette opposition n’aurait jamais dû aller à Genève. L’article 3 de sa charte constitutive en 2012 stipule en effet que la coalition s’engage à n’organiser aucun dialogue avec le régime. Elle y est donc allée contrainte et forcée par les Occidentaux et elle n’avait rien à négocier. Encore une fois, on doit s’attendre à un scénario à la tchétchène, c’est-à-dire que dans plusieurs années, d’anciens chefs rebelles syriens pourraient devenir loyaux en échange d’une forme d’autonomie ou d’avantages économiques ou financiers. Ramzan Kadyrov est un ancien rebelle tchétchène et il est aujourd’hui président de la Tchétchénie…

JOL Press : La guerre pourrait donc encore durer dix ans, comme l’estiment certains observateurs ?
 

Frédéric Pichon : Oui, car personne ne bougera. Ni les Américains, ni les Français n’interviendront militairement étant donné la situation actuelle, à savoir l’opposition de la Russie, la faiblesse et le manque de moyens de l’Occident. En l’absence de déblocage rapide par la force, la situation catastrophique ne peut que perdurer. C’est pour cela qu’il faut s’y préparer.

La diplomatie française aurait néanmoins été bien inspirée d’anticiper un peu cela, comme l’ont fait d’autres pays européens, qui ont commencé à rouvrir des ambassades ou en tout cas des canaux diplomatiques à Damas comme l’Espagne, le Danemark ou la Suède. Ils ont commencé à envoyer des gens pour ouvrir des canaux de discussion – notamment sur la question de nos jeunes qui partent combattre en Syrie – pour établir une coopération sécuritaire. Et la France est la dernière à ne pas l’avoir fait.

Il faut aussi souligner que la France suit aussi la politique de ses clients, notamment ceux de la vente d’armes comme l’Arabie saoudite [qui soutient les rebelles syriens, ndlr]. Il y a donc en quelque sorte une convergence de point de vue sur la question syrienne entre ces deux pays.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Frédéric Pichon est docteur en Histoire contemporaine. Auteur d’une thèse sur la Syrie, il est chercheur associé à l’Equipe Monde Arabe Méditerranée de l’Université François Rabelais (Tours). Consultant médias pour la crise syrienne et le Moyen-Orient, il donne régulièrement des conférences sur les sujets en lien avec la géopolitique de la région où il a fait de nombreux séjours.

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