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«Syrie, une guerre sans nom»: un autre regard sur le conflit

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« Alep est aujourd’hui l’équivalent de Berlin après la Seconde guerre mondiale ». C’est un triste tableau de sa ville natale que dresse Jean-Claude Antakli, biologiste franco-syrien qui a ouvert avec sa femme Geneviève un institut infirmier « à la française » à Alep, entre 2008 et 2012. Poumon économique de la Syrie, grosse métropole de 5 millions d’habitants, Alep est aujourd’hui réduite en cendres sous les bombardements de la guerre qui fait rage depuis plus de trois ans.

Un « printemps pourri » ?

Invités par Mgr Jeanbart, archevêque melkite d’Alep, à porter leur savoir-faire et leurs connaissances médicales acquis en France aux jeunes étudiants syriens, les deux époux aujourd’hui grands-parents se sont installés en Syrie avant que la guerre n’éclate, dans un pays ouvert au tourisme, qui connaissait une croissance de 6% depuis une dizaine d’années et « où les femmes pouvaient se promener en mini-jupe ».

Un pays qui n’avait pas encore connu le vent de révoltes qui balaya les pays arabes et que l’on a appelé – peut-être à tort – le « printemps arabe ». « Plutôt un printemps pourri », glisse Jean-Claude Antakli, qui rappelle que des milliers d’innocents continuent de mourir en Syrie, dans un pays gangrené par les combattants jihadistes étrangers.

Fraternité

L’institut infirmier dirigé par sa femme était, à son échelle, représentatif de la population syrienne où cohabitent près de 87% de musulmans et 10 à 12% de chrétiens. « L’institut infirmier, que Mgr Jeanbart avait d’abord ouvert pour les étudiants chrétiens pour éviter leur exode de Syrie, a finalement accueilli beaucoup plus de musulmans », explique Geneviève. « L’engouement, le bouche à oreilles et le téléphone arabe ont bien fonctionné ! » ajoute-t-elle, rappelant que la Syrie, pays laïc assis sur mille ans d’histoire religieuse, était connue pour la grande fraternité qui régnait – et règne encore – entre chrétiens et musulmans.

« Il y avait vraiment une grande convivialité dans cette école, les étudiants mettaient de côté l’aspect religieux, qui pourrait être contradictoire, pour pouvoir avoir une vie sociale et citoyenne », se souvient-elle, notant que cette même diversité se retrouvait dans le corps enseignant.

Pour Jean-Claude, c’est bien cette fraternité inter-religieuse et un sens du patriotisme qui permettent encore aujourd’hui à la Syrie de tenir debout. Des propos partagés par le grand mufti de Syrie Badr Dine Hassoun, chef spirituel des musulmans sunnites, dans un discours prononcé en 2008 devant le Parlement européen : « Je ne suis pas le mufti des musulmans, mais celui de 23 millions de Syriens. Pour moi, il n’y a pas de musulmans et de chrétiens, mais des Syriens à part entière », déclarait-il.

Deux poids, deux mesures

Des paroles qui s’annonçaient déjà prophétiques, trois ans avant que la guerre n’éclate en Syrie, fasse près de 150 000 victimes et détruise une partie du patrimoine culturel syrien. Car il avait ajouté : « on peut détruire la mosquée Al Aqsa, les lieux saints de l’islam, le Mur des lamentations ou le Saint-Sépulcre, mais si l’on détruit la vie d’un seul enfant, qui peut la reconstruire ? ».

Jean-Claude Antakli, qui a recueilli des centaines de témoignages lors de ses nombreux séjours en Syrie, répète que c’est en « homme libre de toute idéologie, démocrate avec ses limites » qu’il témoigne aujourdhui. Déplorant le manque de connaissance des occidentaux des problèmes du Moyen-Orient – Jacques Chirac, quil a rencontré un jour, lui avait demandé de lui « expliquer le Liban en une minute »  se dit « choqué et indigné par l’absence et le silence, non seulement de nos politiques, mais aussi des représentants religieux, qui ne condamnent pas haut et fort les appels de certains imams du Qatar à éradiquer les chrétiens et les alaouites en Syrie ».

Il déplore aussi le « deux poids, deux mesures » qui semble de mise aujourd’hui. « Pour Dieudonné, on a fait un scandale en France, et Manuel Valls a bombé le torse pour dire : « plus jamais ça ! ». Mais que fait-on aujourd’hui pour ces milliers d’innocents qui meurent sous le feu des jihadistes ? ».

Bachar, une « main de fer dans un gant de velours »

C’est aussi un « J’accuse ! » à peine voilé qui sort de la bouche de Jean-Claude, las de voir les médias occidentaux présenter une seule facette du conflit syrien et mettre au bûcher un Bachar al-Assad considéré comme le mal absolu.

Car s’il admet que le président syrien, issu de la minorité alaouite, a conduit son pays « d’une main de fer dans un gant de velours », poussant trop loin la répression, et que son frère aîné, plus ouvert sur le monde, mort dans un accident de voiture en 1994, aurait dû succéder à leur père Hafez et conduire le pays vers une voie plus démocratique, il explique aussi que l’arrivée de Bachar au pouvoir en 2000 a été plutôt bien accueillie par la population syrienne.

« J’ai été frappée, en tant que Française, de voir que beaucoup de Syriens ne voulaient pas que l’on touche au président. Lors des événements à Deraa en 2011, la plupart de mes élèves étaient atterrés de voir que des Syriens manifestaient pour renverser leur président », raconte Geneviève qui rappelle que des grandes manifestations ont eu lieu à Damas et Alep en soutien au président, mais ont été peu médiatisées. « Les choses se sont néanmoins durcies après juillet 2012 et les mentalités ont commencé à évoluer, certains de mes enseignants, généralement des sunnites, voyant d’un bon œil le possible renversement de Bachar ».

L’espoir de la jeunesse

Dans un pays extrêmement jeune, qui compte près de 14 millions de moins de 20 ans sur 23 millions d’habitants, les désirs de réformes étaient nombreux à l’aube de la révolte. Malgré l’espoir suscité par l’arrivée de Bachar au pouvoir après les trente années de régime autoritaire de son père, les jeunes Syriens attendaient plus du nouveau gouvernement. Plus de libertés et de pluralisme, moins de corruption et de répression.

Mais la lenteur du pouvoir à adopter les réformes attendues et les espoirs déçus dune frange de la population ont poussé celle-ci à descendre en masse dans la rue, et l’arrivée de combattants étrangers venus soutenir l’opposition a rapidement fait basculer la révolte en véritable carnage.

Syrie, si riche…

Une issue bien sombre pour cette terre qui a donné naissance à l’écriture cunéiforme et à l’alphabet, berceau des religions, terre de la Torah, de l’Evangile et du Coran. « Si la Syrie n’était pas si riche culturellement, croyez-vous qu’elle aurait été envahie quinze fois en 2000 ans ? », interroge Jean-Claude Antakli. « C’est la seizième fois, mais cette fois-ci, ça fait vraiment mal… », souffle-t-il.

Dénonçant « l’erreur magistrale de la France qui a choisi de fricoter avec l’Arabie saoudite et le Qatar », soutenant des rebelles qui n’avaient d’opposition que le nom, le franco-syrien déplore ce « colonialisme d’arrière-garde qui nous ramène plus de 50 ans en arrière ». Il condamne également la désinformation à l’œuvre dans les médias occidentaux, qui n’écoutent que les chiffres de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), organisme basé à Londres et financé par des fonds saoudiens et qataris, critiqué par de nombreux experts pour son manque de partialité dans le conflit.

« Les Européens ont-ils oublié les leçons de la Seconde guerre mondiale ? », lance M. Antakli, qui rappelle les massacres d’une barbarie inouïe de milliers de Syriens, parfois des villages entiers de chrétiens, tués au nom d’« aucun principe ». « On a dit : la Shoah, plus jamais ! Mais en Syrie c’est toujours cela, soixante-dix ans après », déplore-t-il.

Une guerre gangrenée dès le début

« Quand on voit que des gens de dizaines de pays différents, qui ne parlent même pas l’arabe, viennent combattre en Syrie, comment voulez-vous que les Syriens et que l’armée syrienne ne considèrent pas ceux-là comme des ennemis qui disent qu’au nom du jihad, ils viennent libérer le pays ? », continue M. Antakli.

L’afflux de combattants étrangers n’est pas nouveau dans la guerre syrienne. Pour Mme Antakli, les jihadistes étaient même là dès le début du soulèvement de la population syrienne aux frontières du pays. « Comment une révolution intérieure, intestine, peut-elle venir d’abord des frontières ? », lance-t-elle. « Curieusement, ce n’est pas à Damas, la capitale, mais à Deraa, Lataquié, Idlib et Homs, des villes proches des frontières jordaniennes, libanaises ou turques, qu’est partie la révolte. L’invasion étrangère s’est faite dès le départ », estime-t-elle.

Un drôle de goût de saleté

Regrettant qu’il n’y ait pas eu d’opposants suffisamment charismatiques et crédibles pour faire face à Bachar al-Assad, Jean-Claude Antakli finit sur une note douloureuse et amère, rappelant les mots de Madeleine Albright, ancienne ambassadrice aux Nations Unies qui, en 1996, à propos des sanctions prises contre l’Irak et de la mort supposée de 500 000 enfants, répondait à une journaliste que « cela en valait la peine »

« Toutes les guerres sont sales, mais celle-là a un drôle de goût de saleté, parce qu’elle a réuni tout ce qui pouvait être immonde sur le plan médiatique, politique, et religieux », conclut M. Antakli, rappelant les multiples intérêts – notamment pétroliers – qui pour certains valent ces milliers de morts. Et, citant Ghandi, le biologiste, chrétien, rappelle qu’« il y a beaucoup de causes qui méritent que l’on meure pour elles. Mais il n’y a pas une seule cause qui mérite que l’on tue pour elle ! ». Pas même la Syrie.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Jean-Claude et Geneviève Antakli sont nés pendant la Seconde Guerre mondiale, l’un à Alep, en Syrie, l’autre en France. Diplômés de l’Université de médecine-pharmacie de Montpellier, assistants des hôpitaux, ils ont exercé pendant trente ans en Aveyron leur métier de biologistes. Ils ont été appelés à créer un Institut infirmier « à la française » à Alep par l’archevêque grec-melkite catholique de 2008 à 2012. Ils témoignent de leur expérience dans leur livre Syrie, une guerre sans nom ! Cris et châtiments, édition François-Xavier de Guibert, mars 2014.

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