Site icon La Revue Internationale

Bahreïn: l’Arabie saoudite a toujours son mot à dire

[image:1,l]

JOL Press : Pourquoi le mouvement de protestation de 2011 n’a-t-il pas eu le même impact à Bahreïn que dans les autres pays du monde arabe ?
 

David Rigoulet-Roze : La dynamique révolutionnaire à l’œuvre à Bahreïn avait cette caractéristique particulière de présenter une dimension confessionnelle dans la revendication des opposants chiites bahreïnis. Il faut bien rappeler qu’il y a 70% de chiites à Bahreïn, qui plus est d’obédience duodécimaine comme en Iran – même s’il n’existe pas de statistiques officielles pour cause de problème jugé ultra-sensible -, et alors que la famille régnante Al-Khalifa est de confession sunnite. Les Saoudiens considèrent que Bahreïn est comme une sorte de glacis pour empêcher l’hégémonie iranienne dans le Golfe. Ils craignent qu’il ne serve de plateforme à l’Iran pour déstabiliser les pays du CCG (Conseil de Coopération du Golfe). Bahreïn est ainsi le « maillon faible » dans l’organisation du CCG.

Les Saoudiens, qui sont dans une logique de containment de l’Iran et n’ont jamais vraiment apprécié la dynamique du Printemps arabe, n’ont donc pas hésité – officiellement à la demande expresse du souverain Hamad ben Issa Al-Khalifa – à intervenir manu militari à Bahreïn dans la nuit du 13 au 14 mars 2011 contre les mouvements d’opposition qui ont été sévèrement réprimés. Il n’était pas question pour les Saoudiens que Bahreïn, que d’aucuns au sein du régime saoudien vont parfois jusqu’à considérer comme une simple « quatorzième province » saoudienne, basculât dans l’orbite chiito-perse.

JOL Press : Les opposants au pouvoir ont-ils changé depuis 2011 ?
 

D. Rigoulet-Roze : Dans le cadre des manifestations du printemps 2011, le principal parti d’opposition chiite de Bahreïn, le Wefaq (« La concorde »), a été partiellement supplanté par les ultras qui, contrairement à lui, ont prôné ouvertement le renversement de la dynastie sunnite et l’avènement d’une République islamique sur le modèle iranien. Ces différents mouvements ont fusionné le 7 mars 2011 en une « Coalition pour la République », coalition dans laquelle n’était pas partie prenante le Wefaq.

JOL Press : Début février, le prince héritier du Bahreïn a relancé, pour la 3ème fois, le « dialogue national », invitant l’opposition à la table des négociations. Le prince héritier est-il l’interlocuteur le plus adéquat dans cette crise ?
 

D. Rigoulet-Roze : Il y a des désaccords au sein de la famille royale, non pas sur la fin mais sur les moyens. L’objectif unanimement admis par tous les membres de la famille royale est d’empêcher une « chiisation » du pays et de contrecarrer ce qui leur semble être une « cinquième colonne » iranienne. Il y a ensuite des différences assez marquées entre les divers membres de la famille royale qui ne sont pas toujours d’accord sur la ligne à adopter pour sortir de la crise.

Il y a donc d’un côté une ligne plus « répressive » incarnée par l’inamovible premier ministre Cheikh Khalifa ben Salman Al-Khalifa qui se trouve être l’oncle de l’actuel souverain et qui a la main mise sur les forces de sécurité, et de l’autre une ligne plus « dialoguiste » représentée par le fils du souverain, à savoir le prince héritier Salman – même si sur le fond, il n’est pas question de donner tout ce que réclament les chiites bahreïnis en termes d’égalité de droits, notamment dans l’accès à l’emploi. Ceux qui se sont davantage imposés pour le moment sont les partisans de la ligne dure, avec l’« amicale pression » saoudienne.

JOL Press : L’Arabie saoudite, Bahreïn et les Emirats arabes ont récemment rappelé leurs ambassadeurs au Qatar. Quel poids Bahreïn occupe-t-il au sein des Pays du Golfe ?

D. Rigoulet-Roze : Sur le plan économique, Bahreïn n’a pas énormément de poids, puisque ses ressources pétrolières sont en voie d’épuisement. Même s’il fait partie, historiquement, des pétromonarchies du Golfe, en termes quantitatifs, ce ne sont plus uniquement les hydrocarbures (avec une production de seulement quelque 200.000 barils/jour) qui font sa richesse (même si cela représente encore 70 % de ses revenus mais à peine 30 % de son PIB).

C’est plutôt sa situation stratégique qui lui donne toute son importance : d’abord en tant que centre financier majeur sur la scène régionale – Manama a réussi à devenir, au cours des dix dernières années, l’une des premières places financières du Golfe et les services financiers représentent aujourd’hui près de 25 % du PIB de l’archipel – ensuite par le fait que Bahreïn est le siège depuis juillet 1995 de la Vème flotte américaine présente dans la Golfe – l’agitation dans l’archipel avait d’ailleurs un temps conduit le commandement américain à envisager d’implanter le quartier général de cette Vème flotte dans un pays jugé plus stable comme le Qatar où se trouve déjà l’US CENTCOM (littéralement le « Commandement central des Etats-Unis ») voire les Emirats arabes unis ; enfin et peut-être surtout justement de par la composante confessionnelle, laquelle pose problème aux autres membres du CCG.

On peut notamment mentionner que la famille Al Khalifa recrute des Pakistanais qui s’engagent ensuite au sein des forces de répression bahreïnies. C’est d’ailleurs un des éléments de contestation mis en avant par l’opposition chiite à Bahreïn, qui accuse régulièrement le pouvoir d’accorder « en accéléré » la nationalité bahreïnie à beaucoup trop d’étrangers sunnites qualifiés par l’opposition chiite de mountajanassines (« naturalisés »), ce qui serait une manière de rééquilibrer démographiquement la situation confessionnelle du pays.

JOL Press : Amnesty International a publié un rapport dénonçant la répression et les atteintes aux droits humains. Les conditions de vie se sont-elles détériorées depuis le soulèvement de la population en 2011 ?
 

D. Rigoulet-Roze : Les conditions de vie des chiites ne se sont pas améliorées : ils sont cantonnés dans les quartiers chiites, et sont régulièrement victimes de la répression au moindre débordement. Donc depuis « l’intervention » saoudienne, il y a incontestablement eu une dégradation de leurs conditions de vie. Ce qui est marquant, c’est que « l’affaire bahreïnie » est depuis le début de la contestation suivie de près par le ministère de l’Intérieur saoudien, et non le ministère de la Défense. C’est-à-dire que dans la représentation saoudienne, Bahreïn est considérée comme une question de sécurité intérieure – Bahrein jouxte la province saoudienne pétrolière du Hasa majoritairement peuplée de chiites justement – et non pas simplement un défi sécuritaire extérieur. 

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

—————————————————-

David Rigoulet-Roze est enseignant et chercheur, consultant en relations internationales, spécialiste de la région du Moyen-Orient et du golfe arabo-persique. Il est rattaché à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS) où il est en charge depuis 2006 d’une veille stratégique entre l’Iran et les pays arabes. Il est également chercheur associé à l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) ainsi qu’à l’institut MEDEA (Bruxelles).

Quitter la version mobile