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Élections en Irak: «La transition politique est torpillée par la violence»

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Le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki brigue un troisième mandat lors des élections législatives de 2014. (Crédit photo: 360b / Shutterstock.com)

JOL Press : Les Irakiens sont appelés aux urnes ce mercredi. Dans quel contexte s’est déroulée la campagne pour ces élections législatives ?
 

Myriam Benraad : Cette campagne s’est déroulée dans un contexte de grande violence, très similaire à celui qui avait marqué les scrutins législatifs de 2005 et de 2010, avant que les Américains ne se retirent l’année suivante, en décembre 2011. Il y a une recrudescence des attentats-suicide et attaques armées depuis janvier, dont une grande partie porte la marque de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), mouvance salafiste jihadiste qui depuis 2013 a fait cause commune avec un certain nombre de groupes jihadistes en Syrie, et dont l’objectif est de torpiller la transition irakienne.

Chaque échéance électorale a été marquée par un regain de violence de la part de cette mouvance jihadiste qui, par ces attaques, entend montrer son rejet du processus politique, considéré à la fois comme illégitime parce qu’initié par les Américains, et comme impie et mécréant parce que dominé par les chiites, que les salafistes considèrent comme des non-musulmans, des apostats.

Le Premier ministre Nouri al-Maliki a donc répondu à ces attaques par la répression et par l’envoi de l’armée et des forces de sécurité pour mater l’insurrection et, avec elle, un certain nombre de manifestations politiques qui revendiquaient une réintégration des sunnites dans les institutions et la fin de la politique sectaire attribuée au gouvernement.

JOL Press : Pourquoi le Premier ministre Nouri al-Maliki est-il donné favori pour ces élections ? Qui sont ses principaux adversaires ?
 

Myriam Benraad : Nouri al-Maliki n’est pas favori parce qu’il est populaire, mais parce qu’il n’y a justement pas aujourd’hui d’opposition structurée face à lui : la communauté sunnite est très divisée sur le plan politique, et les Kurdes jouent pour leur part la carte autonomiste au nord.

Il y a aussi des divisions entre les Kurdes : d’un côté Massoud Barzani [président du gouvernement régional du Kurdistan, ndlr] s’oppose à Nouri al-Maliki, et de l’autre Jalal Talabani [le président irakien, ndlr] est plutôt dans une logique de conciliation avec lui. Enfin, des chiites pourraient représenter l’opposition la plus sérieuse à Maliki, à travers la figure de Moqtada al-Sadr par exemple ou le clan al-Hakim, qui sont en quelque sorte les deux concurrents politiques du Premier ministre.

Mais face au regain de violence et à ce qui est perçu comme un coup de force des sunnites, le discours antiterroriste de Maliki parle tout de même à une certaine frange de cet électorat chiite (militaires, fonctionnaires, classe moyenne) qui craint vraiment que l’Irak ne sombre dans une violence absolue et ne retourne aux mains de cette mouvance salafiste et des anciens baasistes qui sont toujours actifs.

Maliki a également mis sous sa coupe un certain nombre de généraux qui lui ont prêté allégeance et qui pourraient donc tout à fait être « instrumentalisés » par Maliki dans son ambition de garder le pouvoir. Enfin, il n’y a pas de loi qui limite le nombre de mandats des représentants officiels en Irak donc Maliki, sur un plan juridique, est tout à fait habilité à briguer un troisième mandat.

JOL Press : Quel bilan peut-on retenir de ses deux mandats précédents ?
 

Myriam Benraad : Le bilan de ses deux mandats précédents explique son impopularité de façon très manifeste. Il a en effet échoué quasiment à tous les niveaux : il avait promis la réconciliation aux Irakiens en 2006 qui n’a jamais eu lieu. Au contraire, il n’a fait qu’alimenter les divisions sociales.

Par ailleurs, il avait promis des réformes sur le plan économique pour essayer de faire bon usage de la rente pétrolière dans le sens d’une diversification des activités et de création d’emploi, chez une population majoritairement jeune et frappée par le chômage. Mais ces réformes n’ont jamais eu lieu. Il a donc fait un certain nombre de promesses qui n’ont finalement jamais abouti sur aucun progrès tangible.

On a au contraire une détérioration des conditions de vie des Irakiens, sur le plan sécuritaire et sur le plan des services publics. Néanmoins, si tout cela le rend très impopulaire, le contexte actuel fait que Nouri al-Maliki apparaît comme un moindre mal aux yeux d’un grand nombre d’Irakiens qui ne croient d’ailleurs pas qu’un remplaçant serait mieux que lui. Il y a une désillusion des Irakiens par rapport aux élites qui va au-delà de la personnalité même de Maliki.

JOL Press : Depuis le départ des troupes américaines d’Irak fin 2011, comment ont évolué les rapports de force entre l’Irak et ses pays voisins ?
 

Myriam Benraad : L’Irak se trouve dans une position assez singulière, puisque le pays essaie à la fois de se réaffirmer sur la scène régionale en tant que puissance, statut qu’il avait perdu assez largement après la guerre du Golfe et la débâcle de l’armée irakienne face aux troupes américaines dans les années 90.

Face à cet élan souverainiste, l’Irak reste en même temps une « caisse de résonnance » des rivalités régionales entre les puissances plus périphériques telles que la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran, avec un certain nombre d’ingérences de la part de ces pays dans les affaires intérieures irakiennes.

L’Irak peine à s’extraire de cette situation malgré la résurgence d’un certain sentiment nationaliste et la volonté des Irakiens de réaffirmer leur position sur un plan diplomatique et géopolitique plus large. Exposé à ces influences extérieures régionales et internationales, l’Irak  est aujourd’hui extrêmement vulnérable. La crise syrienne n’a fait évidemment qu’exacerber cet état-là.

JOL Press : L’Irak a connu ces derniers mois une recrudescence de la violence et des attentats-suicide ont encore eu lieu cette semaine. Qui sont les auteurs de ces attentats et que revendiquent-ils ?
 

Myriam Benraad : C’est très clairement la marque de l’EIIL. Cette mouvance jihadiste est dans une logique très simple de mise à bas des institutions, du gouvernement et de l’ensemble de la transition politique amorcée en 2003. L’EIIL pourchasse les chiites et ceux que les salafistes considèrent comme des traîtres chez les sunnites (les hommes politiques sunnites qui prennent part au processus politique et au gouvernement par exemple, ou qui sont représentés au Parlement).

L’État islamique en Irak et au Levant, comme son nom l’indique, poursuit un agenda panislamiste, antinational, qui ne reconnaît absolument par l’Irak et la Syrie comme des États-nations puisque, précisément, ces salafistes considèrent que le nationalisme est une importation étrangère faite par l’Europe à la fin du XIXème siècle. Pour eux, c’est ce nationalisme que les arabes se sont réappropriés qui a entraîné leur déclin.

Donc dans l’esprit des membres de l’EIIL, il faut revenir au califat musulman qui a été le mode d’organisation politique et de gouvernance des populations arabes pendant plusieurs siècles. L’objectif est de mettre à bas l’État irakien pour pouvoir réaliser cette restauration califale.

JOL Press : Si Maliki est réélu, quels seront les grands enjeux du pays pour l’année à venir ?
 

Myriam Benraad : Les grands chantiers qu’il a annoncés depuis des années sont bien connus : il a promis la réconciliation, la lutte contre la corruption, des réformes sociales et économiques… Son programme n’a pas tellement changé. La lutte antiterroriste et la question sécuritaire sont au centre de son programme politique, comme l’indique d’ailleurs le nom de sa coalition (« État de droit »). Il souhaite rétablir un État qui ait le monopole de la violence et qui soit fonctionnel.

Mais ce monopole de la violence que revendique Maliki est en réalité au service d’une répression de toute forme d’opposition ou de contestation. Pour le moment, on assiste donc à une surenchère militaire de la part du gouvernement qui, à mon avis, ne risque pas d’évoluer de manière significative dans la mesure où l’insurrection armée sunnite et les attentats revendiqués par l’EIIL vont se poursuivre.

Je ne m’attends pas à voir, dans les mois qui viennent, une atténuation ou un apaisement des tensions et de la violence, et on peut s’attendre à ce que Maliki, qui est soutenu par l’armée en et par les forces de sécurité, redouble de force et de violence contre les insurgés. Tout cela avec le soutien de Téhéran et de Washington. C’est en effet une autre dimension-clé à prendre en compte dans les chances qu’a Maliki de se maintenir au pouvoir : il est soutenu par les deux acteurs – l’Iran et les États-Unis – qui ont eu depuis 2003 une influence écrasante sur la transition irakienne.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Myriam Benraad est politologue, spécialiste de l’Irak. Docteur en science politique de l’IEP de Paris (programme Monde arabe et musulman), elle est, depuis plusieurs années, experte et consultante sur la problématique irakienne et le monde arabe auprès de différentes agences et organisations internationales, et pour de nombreux médias français et internationaux. Depuis 2011 et le « printemps arabe », elle participe de manière active aux travaux du Partenariat de Deauville (G8) accompagnant les transitions démocratiques dans les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

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