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Ukraine: les États-Unis déploient 600 soldats en Europe de l’Est

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JOL Press : Que signifie la décision américaine de déployer des troupes en Europe de l’Est ?
 

Pierre Conesa : C’est un message adressé à Moscou : « les Américains défendront les frontières de l’Europe ». Les Etats-Unis veulent mettre la Russie sous pression de façon graduelle. Il s’agit de montrer les muscles sans en faire trop pour éviter l’escalade. D’autant plus que la situation politique sur place n’est pas claire. Washington accuse Moscou d’instrumentaliser le mouvement indépendantiste dans l’est de l’Ukraine (certains séparatistes armés seraient en fait des militaires ou officiers du renseignement russes, ndlr).

D’ici fin avril, la France va envoyer plusieurs avions de chasse dans le cadre d’une mission de l’Otan de surveillance aérienne des pays Baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie). Chacun apporte donc sa petite contribution et montre par un geste symbolique et peu significatif sur le plan militaire que les Occidentaux ont l’intention de faire jouer la solidarité entre les pays membres de l’Alliance atlantique (article 5 de la charte de l’Otan).

JOL Press : Que vont faire les 600 soldats de l’US Army envoyés sur place ?
 

Pierre Conesa : Je pense qu’ils ne vont pas faire grand-chose, car il ne faut pas qu’il y ait de risques de voir ce déploiement se prolonger. Avec ce dispositif militaire, les Etats-Unis renforcent simplement les capacités de défense des pays Baltes et de la Pologne, qui sont les plus proches voisins européens de la Russie. En outre, Varsovie a toujours attiré l’attention de l’UE sur l’Ukraine en soulignant son importance géostratégique. Et les Polonais ont été les premiers à soutenir les manifestants de la place Maïdan. L’envoi de soldats américains permet de montrer que le pays le plus exposé dans la crise ukrainienne est aussi le plus protégé par ses alliés.

JOL Press : Cette décision semble aller à l’encontre de la stratégie américaine de « pivotement » vers l’Asie.
 

Pierre Conesa : Du temps de George W. Bush, les Etats-Unis appliquaient une stratégie de reflux (« rollback ») de la puissance russe – cette politique s’est notamment traduite par des tentatives de cooptation des ex-républiques de l’URSS (Partenariat pour la paix via l’Otan par exemple). Aujourd’hui, dans le cadre de leur stratégie de « pivotement » vers l’Asie, l’administration américaine est particulièrement attentive à cette région du monde.

Ces deux stratégies ne sont pas incompatibles. La Russie reste un acteur politique important sur la scène internationale. D’où la volonté des Etats-Unis de garder un pied en Europe, même si, encore une fois, l’effort militaire fourni dans le cas présent est très limité. C’est aussi une façon de mettre les Européens face à leurs responsabilités. Ainsi, Washington leur dit : « On vous donne un coup de pouce, mais c’est d’abord à vous de vous défendre ».

JOL Press : Les tensions entre Washington et Moscou risquent-elles d’augmenter ?
 

Pierre Conesa : Je ne pense pas que cette crise ira beaucoup plus loin, du moins je l’espère, car un grand nombre d’intérêts politiques et financiers sont imbriqués. Depuis quelques semaines, la City de Londres, notamment, s’inquiète d’une fuite massive des capitaux des oligarques russes. Mettre en place une politique des sanctions risque d’être à double tranchant. C’est la raison pour laquelle je penche pour le scénario d’une désescalade.

Certaines personnes qui interviennent dans les médias expliquent que si les Occidentaux reculent sur la Crimée, ils reculeront la prochaine fois sur la Transdniestrie en Moldavie par exemple. C’est un point de vue que j’entends régulièrement et que je crois erroné. A mon avis, Vladimir Poutine ne cherche pas à redessiner les frontières de la Russie soviétique. Penser cela c’est faire preuve, à mon sens, de feignantise intellectuelle.

JOL Press : Une nouvelle guerre froide est-elle possible ?
 

Pierre Conesa : On est toujours l’agresseur de quelqu’un. Il suffit de penser aux interventions militaires au Kosovo ou en Irak, qui se sont d’ailleurs faites contre l’avis de la Russie. Tout cela obéit à un mode de pensée unilatéral. Aucun pays n’a jamais proposé de sanctionner George W. Bush lorsque l’armée américaine a renversé le régime de Saddam Hussein. On a tendance à oublier que l’Occident n’est pas toujours le défenseur des libertés et de l’intégrité territoriale. Sur ce point, il y a une absence totale d’autocritique qui pourrait conduire à une logique de guerre froide.

De plus, il faut deux camps de taille relativement comparable pour mener une guerre froide. Or, le budget de défense des Etats-Unis représente à lui seul la moitié des dépenses militaires mondiales. Et la Russie ne représente pas une menace crédible. Je crois que ce concept de guerre froide est un moyen pour les médias de faire de l’audience. Cette mythologie permet de jeter de l’huile sur le feu et d’alimenter le marché de l’angoisse, qui a toujours été très porteur.

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Pierre Conesa est agrégé d’histoire et a étudié à l’ENA. Il a été haut fonctionnaire au ministère de la Défense pendant une vingtaine d’années. Maître de conférences à Sciences Po, il écrit régulièrement dans le Monde diplomatique et diverses revues de relations internationales. Il est notamment l’auteur de Les Mécaniques du chaos – Bushisme, prolifération et terrorisme (L’Aube, 2007) ; La Fabrication de l’ennemi – Ou comment tuer avec sa conscience pour soi (Robert Laffont, 2011) ; Surtout ne rien décider – Manuel de survie en milieu politique (Robert Laffont, 2014).

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